lundi 13 juin 2016

RIGOLETTO, musique/Giuseppe Verdi, livret/Francesco-Maria Piave -dm/Nicola Luisotti, mes/Claus Guth, Bastille/Culturebox/11.04.2016- VIDE, IMAGES ET VOIX -


   Ondes du vide et lames d’images, étranges premières sensations visuelles du « Rigoletto » de Verdi, mis en scène par Claus Guth à Bastille (vu sur Culturebox). L’esprit vacille, méfiant, face à la nudité scénique proposée, où un plein de jeu parfois éclot. Il poursuit son voyage pour Verdi et pour le chant. Mais le théâtre de Guth, d’abord déconcertant, sait l’attirer dans ses filets photographiques parfaitement tressés. L’ordre, la clarté, la finesse de la forme incitent à interroger le fond.
Reprenons au début de l’opéra…
   « Rigoletto, 1851, Le Trouvère, 1853, La Traviata, 1853. Trois figures du paria : le bouffon bossu, raillé et persécuté à la cour du Duc de Mantoue, la courtisane victime des préjugés bourgeois, la bohémienne condamnée à une vie errante. (…) Ainsi, celui qu’on présente trop souvent comme l’institution statufiée de la Nation italienne prenait parti, avec un farouche entêtement, pour les déclassés contre les serviteurs du pouvoir, pour les prostituées contre les familles, pour les nomades contre les gens installés. », dit Dominique Fernandez (« Verdi, poète de la marginalité », dans « Otello », Programme de l’Opéra de Paris/Bastille, 07/2011).
Guth rejoint totalement la position de Verdi et va au-delà : de bouffon moins-que-rien à la cour du Duca di Mantova, son Rigoletto est devenu clochard, il n’est plus rien au monde. Interprété par Pascal Lifschutz, comédien magnifique !
Seul, en silence, sans musique quelques secondes, il s’avance dans un long manteau de lassitude, un grand carton dans les bras. Il phrase le Prélude avec l’orchestre, en colore les notes d’une histoire muette. Trompettes et trombones allant, il oscille, s’agenouille pour ouvrir sa boîte au sol. Dans un crescendo tragique, il sort son habit de bouffon, puis la robe de sa fille Gilda, blanche et maculée de sang. Il la porte à son visage, divinement maquillé et ravagé de peine, tutti sanglotent diminuendo. Tempo du retour des trompettes et trombones, lever d’un rideau noir derrière l’acteur, son masque de fou du roi dans les mains sonne le retour à l’antérieur. Violence de la mémoire : bras en croix, douleur du corps, le clochard souffre et s’écroule. Les ressouvenirs se font chair, à la cour du Duca il renaît en Rigoletto. 
Konrad Kuhn (dramaturgie) et Claus Guth utilisent ici deux techniques au goût du jour, souvent efficaces et créatives : flash-back et doubles de personnages.
Ainsi Rigoletto est l’autrefois, le clochard son aujourd’hui, unis pour tout le drame.
Ainsi Rigoletto « qui rit » se reflète dans Sparafucile « qui tue », deux « serpents » égaux dans la marginalité, «Pari siamo » (voir livret I/5 et I/7). Costumés à l’identique, d’abord bouffons puis malfrats en gilets noirs, Guth les symétrise, les asymétrise, les synchronise. Ils troublent, inquiètent, sur fond de tenture marine, et tréfonds de graves aux cordes, superposés dans une beauté disciplinée, comme Rigoletto et le sans-abri dans le Prélude.
Gilda a trois doubles, elle enfant, adolescente et jeune fille, en blanc comme elle, anges dansant sur son dolcissimo « Caro nome » (I/9). Le père-clochard, pataud assorti à tant de grâce aérienne, les fait virevolter puis pose avec elles pour une photo de famille attendrissante. Apparition du double-danseur du Duca di Mantova et délicatesse de ses caresses stylisées à Gilda, dans l’ivresse de l’ornementation finale de l’air à son premier amour. Séparation du père et de l’enfance, quatrième âge, celui de jeune femme.
La vidéo (Andi A.Muller) est d’intense poésie aussi dans cette capitale relation père-fille. 
« Quanto affetto » à la fin du I/7 entre Rigoletto et Gilda. Comme dans l’enfance elle danse, comme dans l’enfance ils jouent ensemble. Il parle de la protéger, elle le tranquillise. L’image, géante et simultanée en fond de scène, émeut vivement : comme Gilda avant, une fillette court lentement dans un champ doré par l’été et se rapproche, robe immaculée et longs cheveux bruns au vent, sourire de joie aux lèvres. L’image grossit jusqu’au flou puis disparaît, le père ne reverra plus sa fille qu’après le rapt.
Le solo triste du hautbois allargando, un tendre et vert feuillage de printemps recouvre l’immense escalier du II (vidéo, II/4). Gilda-fanciulla le descend longuement, Gilda-jeune femme confie à son  père son enlèvement et son histoire avec le Duca : leurs regards silencieux à l’église et fanciulla chute, première rencontre secrète et le fragile feuillage printanier s’efface. Retrouver l’innocente enfant, lui redonner la main, illusion de Gilda, ne parler qu’à sa fanciulla, illusion de Rigoletto…La jeune fille repart par l’escalier drapé de feuillage (vidéo), les pleurs chauds et plaintifs du père et de sa fille suspendent le temps.
Gilda assassinée à la place du Duca (III/6), Rigoletto anéanti, robe ensanglantée dans les mains, dans le champ de blé doré par l’été, la petite fille s’en va en courant lentement (vidéo). Le clochard, défait, enlève son maquillage de bouffon, le bouffon n’est plus. Et Gilda traverse la scène, presque inanimée, visage de pâleur spectrale. Elle meurt en promettant ses prières. Main de la fille dans la main du père (vidéo), qui se nouent, se dénouent dans l’ « Addio », messa di voce, voûte étoilée de la « colombe » Gilda. De même manière, de même déchirement, seuls, Rigoletto et son double s’effondrent. Il se souvenait…Fin.
Deux chorégraphies de Teresa Rotemberg. 
Au II/1 le chœur des « cortigiani » raconte le rapt de Gilda, six danseurs le miment sur l’escalier, terrain des tragédies du II. Ils moquent le bouffon, d’une gestuelle raffinée, humoristique. Leur désinvolture dit remarquablement la jubilation des imposteurs.
Pour ce début de troisième acte Guth transforme habilement la Maddalena, danseuse bohémienne du livret, en meneuse de revue. Nudité de l’énorme décor-carton (Christian Schmidt) contre dénudé des danseuses de music-hall sur une petite scène (III/1), sévérité contre frivolité. Une idée saugrenue, pensent certains ? Plutôt un contre-pied plein d’esprit. Ce cerveau poids-plume de Duca di Mantova chante ses plumes au vent (« La donna è mobile ») sur les trémoussements de plumeaux aux fesses des filles. Drôle de valse, cette valse drôle…
La première arme théâtrale de Guth est l’image, je dirai même la photographie. Ses cadrages d’éléments mis en scène sont d’architecture sobre, précise, signifiante et inhabituelle. De plus il y fond parfois les notes de Verdi et les mouvements de ses personnages dans une impeccable synchronisation pour de fortes émotions esthétiques, quasi chorégraphiées. 
   Malgré les quelques modifications du livret, dramaturgie et scénographie donnent ici sa place primordiale au compositeur. Voix plus qu’essentielles dans ce « Rigoletto », plénitude dans la vacuité du décor-carton géant, luxe apporté au dépouillement.
Pas de bosse ni de grelots pour le Rigoletto de Quinn Kelsey, mais un corps boule souple, des gestes harmonieux, pour un timbre jaspe rouge, volcanique. Effusions de « rabbia », de « pianto » ou d’amour paternel, de mille couleurs « Red jasper Quinn » (mon surnom pour ce baryton) a poli son ouvrage. De morbidezza à tutta forza, la phrase musicale est formidablement fluide, haut-médium et aigus qualités dominantes de registres très unis.
Voix à la chair fruitée, au potelé délicat, loin de l’éther, Olga Peretyatko est une Gilda enfantine, toute candeur et vitamines. L’interprétation est hors-classe. Pour cette partition encore belcantiste, l’art des abbellimenti est consommé, la ligne de chant, le cantabile exemplaires, les aigus filés grisants…Les duos avec son père sont d’une rare tendresse, « Caro nome » frissonne d’amour(I/9), sa musique vers la mort est de lumière livide (III/6). La Peretyatko incarne profondément sa « donna » à l’imper « celeste » (I/8).
Chic et muflerie des puissants, le Duca di Mantova mène sa séduction sur des rythmes de danse, tous en ternaire : « Questa o quella » (I/2), tempo di minuetto pour la Contessa di Ceprano (I/3), doux cantabile pour Gilda (I/8), enfin « La donna è mobile », « l’air d’opéra le plus connu des gens qui ne connaissent pas l’opéra » comme dit si bien Jacques Bourgeois (Verdi/Ed. Julliard/1978). Michael Fabiano a dans sa voix, minutieusement travaillée, le soleil conquérant, la légèreté courtoise, la fougue effrontée de ce personnage aussi irrésistible que détestable. Est-ce pour cette raison que Guth lui a donné la coiffure la plus laide de tout le plateau ?
Rafal Siwek est Sparafucile, spadassin au timbre onyx noir comme ses crimes. Belle présence de la Maddalena de Vesselina Kasarova, mais en méforme vocale. Un Conte di Monterone/Mikhail Kolelishvili, beau « leon morente », un peu usé vocalement. Des comprimari de qualité : Giovanna/Isabelle Druet, Contessa di Ceprano/Andreea Soare, Borsa/Christophe Berry, Marullo/Michal Partika, Conte di Ceprano/Tiago Matos, Paggio/Adriana Gonzalez, Usciere/Florent Mbia. Enfin, un Chœur de l’Opéra de Paris brillant musicalement et théâtralement.
La direction musicale de Nicola Luisotti avec l’Orchestre de l’Opéra de Paris sont d’une grande sensibilité, dans les dynamiques, le drame.
   Vide, images et voix, un alliage singulier pour ce « Rigoletto » de Verdi, fait pour secouer.

                                                                        *********