mercredi 10 août 2016

AÏDA, musique/Giuseppe Verdi, livret/Antonio Ghislanzoni - mes/Olivier Py, dm/Daniel Oren, Bastille/19.06.2016 - "REFLECHISSANTE AÏDA -


   « Un opéra-mammouth » dit d’ « Aïda » Bernard Dort/ASO/1976. Pas de énième décongélation de mammouth pour Olivier Py à Bastille en 2013 et 2016, mais interroger Verdi pour donner un galbe inédit à son « Aïda ». « C’est dans la fidélité aux œuvres qu’on trouve une invention et une forme nouvelles. » (O. Py/Cadences/10.2013/Laurent Vilarem).
Les hueurs eurent beau huer, et en 2013 et en 2016 -répétition générale, premières et autres-, ils n’effrayèrent aucun gibier. Laurent Bury dit sur Forumopera, le 10.10.2013 : « Le char d’assaut sur lequel monte Radamès à la fin du premier acte ? Hué. Les charniers par-dessus lesquels se déroule le triomphe ? Curieusement, ils passent comme une lettre à la poste. Les huées reprennent quand des soldats en treillis munis de mitraillettes traversent la scène, puis à nouveau quand des bourreaux apparaissent en tenue évoquant le Ku-Klux-Klan. En fait, ce n’est pas tant la dénonciation de la barbarie de la guerre qui indigne le public, mais plutôt la représentation très explicite de l’association du sabre et du goupillon : Ramfis devenu ici évèque bénit le tank avant son départ pour la guerre, et les prêtres, dès qu’on leur remplace leurs vêtements sacerdotaux exotico-antiques par de modernes soutanes catholiques, semblent particulièrement indisposer les spectateurs parisiens. » Si Py s’en amuse, je désespères de ces turbulences de spectateurs, irréfléchies et excessives.
« Py n’opère pas de « relecture » d’une œuvre, mais va plutôt à l’os. » (Chantal Cazaux/ASO/10.10.2013). La charpente de sa mise en scène résonne des sinistres totalitarismes de l’Histoire des Hommes. L’Egypte antique opprimant les Ethiopiens dans le livret devient l’Empire austro-hongrois tentant de pulvériser l’unification du peuple italien, pendant le Risorgimento, période contemporaine de Verdi (seconde moitié du XIXème siècle). Certains Ethiopiens/Italiens évoquent les Juifs, valises à la main, fuyant les Allemands en 1939/1945 et des panneaux de manifestants anti colonialistes (années 1960) surgissent sur scène. Comme l’Egypte des Pharaons condamnait certains coupables à être enterrés vivants (cf. Alain Chastagnol/ASO/1976), les prêtres d’Isis du livret ensevelissent Radamès vivant aussi sous l’autel de Fthà. Chez Py il mourra idem, toujours avec Aïda, enfermés dans un charnier souterrain, accusé de trahison par le pouvoir autrichien et son Eglise.
L’extraordinaire décor en métal doré de Pierre-André Weitz est, lui aussi, révélateur de sens, essentiel. Son or est puissance, rappel de l’Egypte des Pharaons et richesses de l’Empire austro-hongrois. Ses éclats aveuglent les spectateurs pendant la représentation -plein jour parfois dans la salle, inhabituel et amusant-. Eblouissements volontairement désagréables, troublants, fascinants car : « le mot « fascisme » vient de « faisceau » et le fascisme a quelque chose à voir avec l’éblouissement ",(O.Py/TuttiMagazine/04.11.2013/Philippe Banel).
Pierre-André Weitz est un scénographe de génie. Son décor « pharaonique » est composé de trois faces : un palais classique, le monument romain dédié à Vittorio Emanuele II, premier Roi d’Italie (XIXème siècle), surnommé « la pizza » ou « machine à écrire » et un palais de l’EUR, ville d’architecture mussolinienne près de Rome (cf. BlogduWanderer/10.10.2013). Resplendissant, il tourne, se déploie, se rapproche, s’éloigne, bref roule sa divine mécanique au centre de la scène. « Maestoso », ce vaisseau glisse ou s’ancre, parfaitement rythmé sur triomphe, prières ou scènes intimistes.
Grande pompe aussi pour l’énorme structure fixe bordant le cadre de scène, armée de colonnettes dorées et noires, ressouvenance du « temple funéraire d’Hatchepsout à Deir El Bahari » pour le BlogduWanderer. Sa naissance silencieuse en pré-Prélude est impressionnante, comme l’arrivée, au Prélude, d’un soldat agitant un drapeau italien, sur lequel quelques autrichiens vont cogner comme des sourds. Inspiration heureuse, placer dans cette armature les célèbres trompettes du II/2, ainsi que les Chœurs. Py explique pourquoi les fastes sonores de la partition s’en trouvent accrus : « l’utilisation d’une passerelle, tout en haut du décor, nous permet d’avoir un chœur entièrement vertical. C’est bien sûr très beau, mais on n’imagine pas à quel point c’est important pour le son. Avec cette disposition, aucun choriste ne chante dans la nuque de son voisin, et cela procure une prodigieuse clarté des pupitres. Dans l’air des trompettes, le décor entièrement en métal apporte une réflexion sonore qui fait que tout le décor entre en résonance avec les trompettes », (cf.TuttiMagazine).
Ville irrévocablement détruite par la guerre en immense toile de fond ondulante (I et II), poème funeste, empreinte du mot « guerra ! » tiré à répétitions dans le livret.
Le duo Py/Weitz passe à l’attaque allégorique pour célébrer la victoire de Radamès, air des trompettes et ballet au II/2. Choc des consciences dans un choc esthétique d’une simplicité incisive. Sur fond noir, le grand arc des triomphes de l’Empire avance son luxueux métal, en son sommet l’armée, sa défense, soldat treillis et torse-nu. Cygne de tulles et tarlatanes, état de grâce des tout-puissants, une délicate danseuse classique « balla » de l’arc au plateau. Un soldat l’accompagne, guerre et beauté sont accouplées. Durant ce temps, une domestique puis plusieurs, du peuple, serviteurs du pouvoir, font reluire l’or du monument. Mais sous l’Etat, ses crimes, sous cette cérémonie, un charnier enfoui, les cadavres de l’ennemi broyé par les tyrans et le futur tombeau du couple Radamès-Aïda. Superposition d’images corrosives, poésie de l’effondrement. C’est ici que la réflexion dramaturgique est la plus aboutie, la plus admirable.
Verdi commence « Aïda » par un pianissimo/pp, au premier thème si sensible du Prélude, celui d’Aïda, de son sentiment amoureux, sa candeur, sa douloureuse captivité. Lui succède un convoi de violoncelles aux graves de mauvais augure et à l’imperturbable sévérité, second thème, celui des prêtres. Puis ces deux discours se heurteront en contrepoint. Et Verdi finira son opéra par un pianissississimo/pppp aux violons, murmurant aigus l’adieu à la terre des « alme erranti » d’Aïda et Radamès, par le gémissement du « pace » d’Amnéris et l’ « immenso Fthà » des prêtres et prêtresses, rappel de l’omnipotence du religieux. (cf. Jean Du Solliers/ASO/1976). Ces débuts et fin d’ « Aïda », au lyrisme pudique, paré de tristesse et sans lustre, semblent curieux en lien au spectaculaire de l’œuvre. En réalité, cet opéra ne sépare jamais le grand spectacle du collectif de l’intimité de l’individu. Dans le Prélude, comme dans chaque tableau de chaque acte, nos héros, dans leur recherche d’amour personnel, s’opposent à la masse des despotes (Etat, Eglise, Armée) et aux populations subordonnées. « L’opposition entre le fardeau du collectif et le langage de l’âme, entre les triomphes accablants de l’ordre et l’impossible satisfaction de l’intimité amoureuse, peut aussi se lire dans la construction dramaturgique », dit Michel Orcel/Verdi, la vie, le mélodrame/Grasset/2001. D’ailleurs, pas de technicolor chez Py, mais une boîte à couleurs binaire, or et noir, blond et brun, représentant ce conflit. Tragédie humaine et mort annoncées, noir des protagonistes, broyés par l’or des autrichiens. Perruques blondes de ces colonisateurs contre chevelure brune d’Aïda, l’italienne colonisée qui enlève sa perruque blonde au I.
L’ « Aïda » de Py surpasse-t-elle ses autres mises en scène ? Appréciation malaisée pour qui n’a vu que deux de ses productions : « Hamlet »/La Monnaie/2013 ou la modernité absolue d’Ambroise Thomas, « Dialogues des Carmélites »/TCE/2013 ou la foi traversant les temps…Py est toujours d’intelligence avec compositeur et librettiste. Pour « Aïda » la direction d’acteurs est légèrement en-dessous, manquant parfois de dynamique. Py explique avec franchise sa difficulté à faire travailler les double-distributions verdiennes dans TuttiMagazine: « dans tous les opéras de Verdi que j’ai mis en scène, j’ai eu affaire à des double-distributions et je peux vous certifier qu’elles ne sont pas étanches. Sans arrêt, des artistes de la distribution B sont susceptibles de passer dans la distribution A. Non seulement, il est impossible de créer sur la personne, ce que j’aime faire, mais il n’est pas davantage possible de créer entre les artistes dans la mesure où les sauts doivent être possibles entre les distributions. Je crois que c’est une très mauvaise manière de travailler, et c’est très préjudiciable à Verdi, puisque c’est toujours avec lui qu’on se retrouve dans ce cas de figure… »
   Grandes figures verdiennes pourtant pour ce plateau vocal d’« Aïda », à part Aleksandrs Antonenko qui fait peine à entendre en Radamès…Malade ? Problèmes techniques ? De belle mémoire cependant son Otello de Verdi de haute tenue à Bastille/2011 et son robuste Luigi dans Il Tabarro de Puccini au ROH/DVD/2012...
Bruissement d’eau transparente du timbre, champ des pleurs d’Aïda, l’expressivité pour sève, cœur du « soffrir » de cette fille de roi « perdendosi » d’amour pour Radamès, l’instrument de Sondra Radvanovsky a la puissance tendre du rôle. Les « cantabile » ondoient, parfums encore belliniens, les aigus filés sont aurores lumineuses, enfin d’ineffables nuances fondent leurs couleurs abondantes. Le « Numi pietà del mio soffrir » dans « Ritorna vincitor » (I/1), la ligne de chant du hautbois mêlée à celle de la Radvanovsky, répétant ses « Mai più… » dans « O patria mia » (III/1), émotions célestes, empreintes indélébiles de cette Aïda.
Roi vaincu à la violente figure, poignant lorsqu’il réclame l’indulgence pour son peuple (II/2), de « rabbia » sauvage avec sa fille Aïda (III/1), George Gagnidze/Amosnaro est de noirceur impénétrable pour la voix, d’énergie bastianinienne pour les mots, de théâtre « alla Nucci ». Toutes les ardeurs du baryton verdien, dans un italien totalement maîtrisé.
Comme Verdi, Anita Rashvelishvili trouve Amnéris profondément humaine. Oiseau rare, de rare beauté, ce « grand mezzo » -mezzo-soprano dramatique- incarne intensément la « figlia de’faraoni », personnage complexe de musique et de caractère. Pour deviner les sentiments de Radamès, qu’elle aime, puis d’Aïda, aimée par Radamès, (duo et trio du I/1), ce timbre aux graves princiers joue les caprices du « grazioso » et de la feinte jusque tomber dans doutes et jalousie crépusculaires. Au II/1 lors des préparatifs du triomphe de Radamès, Amnéris épanche ses espoirs d’amour, trois fois son chant flotte plus haut -du sol aigu en descente- caressant de poétiques illusions.
Mais d’âme rêveuse en intelligence manœuvrière, dans le duo qui suit,  elle sait faire avouer à Aïda son amour pour Radamès. Temps le plus magnétique de cette production, temps où ces deux opulentes voix de femmes embrassent la totalité de l’espace-Bastille. Plénitude pour l’auditeur, la « rosée divine » de la Radvanovsky, l’« ébène rouge » de la Rashvelishvili, entrelacés dans cette écriture verdienne exceptionnelle, coulant de fausse tendresse en morsures odieuses et supplications éperdues (II/1).
Ouragan à l’orchestre, énergie du désespoir d’Amnéris pour sauver un Radamès « traditor » et clairvoyant sur la nécessité de sa mort, rugissements paroxystiques des prêtres ordonnant son supplice d’ensevelissement, Verdi a composé un IV/1 de grandeur et dévastation, terrifiant.
Kwangchul Youn chante son Grand-Prêtre Ramfis sur un riche velours bistre et noir. C’est toujours un bonheur de l’entendre, ici, en Wurm (« Luisa Miller »/Bastille/2008) et en Padre Guardiano (« La Forza del Destino »/Bastille/2011), malgré un vibrato gênant en début de prestation, -tract ou pas assez échauffé ?-.
Radieuse Sacerdotessa ! Rotondités nacrées du son pour mélopée modale, Andreea Soare invoque Fthà, en madone de procession blanc et or.
Un Re vigoureux, Orlin Anastassov et un bon Messagero, Yu Shao.
Louanges d’esclaves et implorations de prisonniers, foules et soldats chantant « stentoreo » la gloire du vainqueur et les hymnes guerriers, prêtresses vénérant l’ « Immenso Fthà », enfin sentence féroce des prêtres-clés de fa, les Chœurs de l’Opéra de Paris en imposent dans ces pages consistantes.
   Daniel Oren est un chef d’orchestre que les compositeurs post-Verdi embrasent : à Bastille, « Francesca da Rimini »/2011 aux couleurs passionnées, « La Bohème »/2009 et « La Gioconda »/2013 de grand lyrisme, « Cav and Pag »/2012 de fièvres théâtrales. Par contre Verdi le rend d’humeur flegmatique, plus conventionnelle : « Luisa Miller »/2011, « Falstaff »/2013, « La Traviata »/2014, « Aïda »/2016, toujours à Bastille, classiques mais pas volcaniques. Le talent d’Oren, le vrai festin orchestral de cette « Aïda », c’est un remarquable accompagnement des chanteurs solistes, toujours soutenus et jamais couverts.
   Une « Aïda » de Py, éblouissante et réfléchissant l’âme de Verdi.

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