samedi 17 décembre 2016

HERBERT VON KARAJAN par Sylvain FORT - Une autobiographie imaginaire - Actes Sud/Classica -

   Sylvain Fort, critique musical et écrivain, c'est d'abord pour moi Qobuz.Blogs, avec André Tubeuf et Claude Samuel. Trois plumes appréciées, A.Tubeuf pour ce flux rompu de mots-impacts, C.Samuel et son art de l'éclectisme, enfin S.Fort pour ses effusions que modère l'élégance de la ligne. Mais son blog bouclé, il devient sur Forumopera.com cet édito que l'on guette chaque début de mois, observation d'un évènement opératique récent, ou encore éclairage sur une question d'avenir de l'art lyrique. Cette cogitation de verve humoristique est toujours une surprise. Qu'elle rie, rêve, cingle ou aime, son bouillonnement nourrit notre flamme pour la musique. Si le critique musical est plus pondéré (Classica et Forumopera), c'est que sa matière première est l'art des autres, dont l'examen attentif et sensible court moins vite que sa réflexion personnelle : plus de contraintes, moins de fantaisie.
De l'écrivain j'ai lu : "Puccini"-2010-Actes Sud/Classica et "Herbert von  Karajan, Une autobiographie imaginaire"-2016-Actes Sud/Classica.
Le bonheur du lecteur dans "Puccini" est cette sensation d'attachants vagabondages dans la vie et l'oeuvre du compositeur. Après un cabotage très choisi sur ses rives biographiques, captivantes visions  de l'auteur sur des éléments caractéristiques de sa musique.
Seul point commun entre cet "Herbert von Karajan" et ce "Puccini", le nombre de pages imposé par Actes Sud/Classica, cent cinquante pages maximum (cf. Christophe Rizoud/Forumopera/28.10.2016), challenge pour le moins extravagant lorsqu'il s'agit de raconter deux géants aux bibliographies déjà remarquables ! Dans "Herbert von Karajan", S.Fort rehausse l'épreuve, la pimente de virtuosité littéraire, la forme"autobiographie imaginaire" impressionne.
L'introduction se nomme "Postlude", le narrateur/Karajan ayant déjà joué sa vie (il est mort le 16 juillet 1989). Le lecteur s'y sent de suite empoigné. Tous les leitmotive du récit sont là, son rapport trouble au parti nazi, le feu de la musique et le souffle de son oeuvre, sa dernière femme Eliette. Dès ces premières pages Fort fait chanter le destin colossal du chef d'orchestre avec les vibrations de ce caractère où le lamento n'existe pas. Il fond aussi ses propres pensées et sa poésie-mélodie dans la voix du phénix hermétique. Un art du contrepoint riche et puissant.
Page 31, "Je faisais partie de cette masse des criminels par indifférence, que l'histoire jugerait légitimement avec la dernière des sévérités"..."Criminels par indifférence", l'expression perturbe profondément...Le crime est brutalité, collision violente, l'indifférence détachement, séparation et éloignement. L'antagonisme des mots "fortiens" explique la relation de Karajan  au parti nazi, sans l'excuser (cf. blog.accent4.com). Ambitieux, certes pour son idéal la musique, conscient de ses intérêts en prenant ses cartes au parti, Karajan sombrait dans l'inconscience par son désintéressement égocentrique pour les pratiques nazies. Forme d'insensibilité, zone morte dotant d'une ombre noire et définitive le tableau de sa vie. Le discours autobiographique permet de toucher l'incompréhension intérieure du personnage face aux accusations du monde extérieur.
Eliette Mouret, dernière femme du maestro, libère le lyrisme de l'auteur. Karajan éternel, réincarné en oiseau bleu, dont le chant devient la voix humaine du livre (p.14/16). Renaissance par sa rencontre avec Eliette (p.75) et sa transformation de Karajan/Golaud en Pelléas (p.122/123).
Quel abattage dans cette rédaction de la destinée du musicien ! La composition chronologique en discipline les flots violents, ses collines de voix fascinantes enthousiasment, ses falaises d'exubérances de l'âme expliquent Karajan. Toscanini déterminant dans sa vocation (p.22), plutôt se mettre à l'épreuve que vivre d'habitudes (p.40), Walter Legge ou la seconde vie (p.64), l'artiste inspiré donne à ses filles ses deux orchestres pour parrains (p.89), transports romantiques du pélerinage- Sibélius et du "Requiem" de Verdi à Epidaure (p.90), le chemin vers la mort ou lien étroit avec Mahler et sa Symphonie "Tragique"/n°6 (p.110/111), notes hypersensibles sur Hildegard Behrens et "Salomé" de Richard Strauss (p.112/113), grande reconnaissance envers son producteur Michel Glotz (p.117/118), enfin le chapitre VI sur ses souffrances physiques et ses forces mentales...
Les photos de Karajan hors direction musicale le montrent assez souvent la tête froide, regard acéré et réserve hautaine. Celles où il dirige racontent son "tête à tête intime avec la musique" (p.138/Postface), révèlent un visage d'émotions et une mobilité harmonieuse. L'homme, métamorphosé par le son idéal, exulte, s'adoucit, s'enflamme, fend la cuirasse...C'est dans sa Postface qui chamboule que l'auteur peint la foi de Karajan en la musique. Texte de passion à la fois sévère, juste et franche.
Les voix opulentes, hallucinantes, qu'il a utilisées sont mes racines lyriques. Je suis totalement imprégnée par ses tempi dans certaines oeuvres capitales et ses illimités sonores aux ardents reliefs instrumentaux ou vocaux m'emballent toujours. Si le musicien est le passé d'à présent de toute ma vie (60 ans), une amère désillusion pesait sur moi quant à ses antécédents, confirmés comme nazis par certains journalistes. Ce livre rénove ma position sur l'homme Karajan. "Je n'étais pas lucide. J'étais tout à la musique et à ma joie d'assister Toscanini"(p.32) lui fait dire Fort à propos de l'assassinat du chancelier autrichien Engelbert Dollfuss, le 25.07.1934. La phrase résume parfaitement la "conscience molle" du chef envers les nazis, sa probable incompréhension de leur "dimension intellectuelle et spirituelle" (cf.entretien S.Fort-A.Duault/Grande soirée lyrique/Radio-Classique/26.11.2016). S.Fort se situe à mi-chemin entre Y.Menuhin et L.Bernstein qui lui ont pardonné, I.Stern et J.Heifetz qui n'ont jamais voulu jouer avec lui. Il "doute que Karajan ait été profondément nazi", déchiffre le labyrinthe psychologique du chef et façonne ses mémoires introspectives, presque des confessions, pour nous permettre de réaliser le pourquoi, sans le disculper.

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