vendredi 12 mai 2017

CARMEN, musique/Georges Bizet, livret-poème/Henri Meilhac et Ludovic Halévy -dm/Simone Young, TCE/01.2017/France-Musique/19.02.17- BIZET JE T'ADORE -



Georges Bizet


   Saison lyrique 2016/2017, pour moi année de trois "Carmen" et un simulacre.
Février 2017, "Carmen" nue, dans son plus simple appareil, "sans les artifices d'une mise en scène", structure musicale et forme versifiée, comme une leçon d'anatomie, (TCE/01.17/France-Musique/19.02.17/dm. Simone Young) - Texte ci-dessous.
Juin 2017, "Carmen"poésie, astre nerveux, peinture d'un sud magnétique, scansion d'émotions puissantes, (Opéra de Rennes/streaming/08.06.17/mes. Nicola Berloffa/dm. Claude Schnitzler) - Voir texte sur ce blog.
Juin et juillet 2017, "Carmen" sanglante, même mise en scène mais deux distributions différentes, souverainement fidèle aux créateurs, parce que de pure race espagnole et d'essence gitane, sécheresse d'arène, désirs moites et sauvages, rixes tragiques, (Opéra Bastille/25.06.17 et Culturebox/16.07.17/mes. Calixto Bieito/dm. Mark Elder) -Texte à venir sur ce blog.
Juillet 2017-Festival d'Aix-en-Provence, simulacre de "Carmen", ou comment un metteur en scène talentueux et intelligent écrit un "faux en opéra", interprété par des artistes ardents, (Arteconcert/mes. Dmitri Tcherniakov/dm. Pablo Heras-Casado) - Texte à venir sur ce blog.

   La Carmen de Marie-Nicole Lemieux et le Don José de Michael Spyres sont "oiseaux rebelles", comme le personnage de Carmen, chez Bizet, était symbole de transgression, il y a longtemps. Marie-Nicole Lemieux n'obéit pas à la loi des chanteuses-sylphides, imposée par trop de metteurs en scène aujourd'hui. Elle ne songe même pas à une version scénique de sa Carmen du TCE/2017 (Forumopera.com/B.Cormier/26.01.17) ! Pourtant, son délit de rondeurs, divinement habillées d'une robe bleu électrique et noire, y a révélé une zingara aux attraits chatoyants... Michael Spyres, lui, brave l'opinion du lyricomane impitoyable, rompu aux ténors puissants dans le rôle du navarrais, plus qu'aux dentelliers belcantistes distingués comme lui (Concertclassic.com/F.Lesueur/30.01.17). A fleur de tendresse et à fleur de fureur, son Don José sait nous apprivoiser.
Il plaît donc à un coeur d'insolente de parler de ces artistes aux tournures "cochinchinoises" dans ce "Carmen"/TCE/2017 (C.Du Locle/1832-1903, directeur de l'Opéra-Comique, qualifiait de "musique cochinchinoise" l'opéra de Bizet). Comme il plaît au mélomane pur et dur une version concert de l'opéra le plus mis en scène au monde, raffinement insolite mais terrain de vérité, pour tout opéra d'ailleurs. Vérité du magnétisme de l'oeuvre sur l'auditeur -musique et livret fusionnés-, de ses capacités à réjouir sa sensibilité comme son intelligence, à gagner son affection, sans les artifices d'une mise en scène, aussi subtile soit-elle. D'ailleurs, cette version concert du TCE a su faire scintiller l'esprit de "Carmen" du trio Bizet/Meilhac/Halévy. D'euphories ensoleillées en passions vertigineuses, son incomparable théâtre est bien là, enlaçant règles de l'opéra comique et réalisme, avant-garde artistique de la seconde moitié du 19ème siècle, qui renverse "le bon ton" en usage à l'opéra pour peindre le vrai du quotidien et des sentiments.
Dans sa direction musicale d'un Orchestre National de Radio-France magistral, la cheffe Simone Young estompe les délices des climats "couleur locale". Impulsives, toniques, ses images imaginent les âmes des héros ("images imaginées"/G.Bachelard). Les tempi, presque toujours rapides, le legato d'une grande élasticité (je pense à S.Rattle et à ses Berliner Philarmoniker), le tourbillon des nuances donnent son souffle cinématographique et technicolor à cette oeuvre construite par plans successifs, comme un film. A ce sujet, dans un texte remarquable "De la réalité au réalisme"/ASO n°26/1980, JL. Martinoty raconte le mélange intime de la musique et du livret dans "Carmen", comme l'influence du livre illustré "Voyage en Espagne"/1862 de JC. Davillier et G. Doré pour sa fabrication.
A mon sens, dans deux cas Simone Young gâte sa bonne sauce rythmique, volontairement ou par nécessités d'interprétation. Elle atténue l'accelerando qui augmente sur trois couplets et refrain de la Chanson bohème (II/12). Le mouvement devient presque uniforme, affaiblit l'escalade de la fièvre, de l'ivresse du baile flamenco. L'air de Carmen dans le Trio des cartes (III/20) est, lui, trop pressé. Un peu plus d'andante molto et un peu moins de moderato me semble capital ici. Pour que la Lemieux puisse charrier les chaudes épices de son timbre dans cette musique cruelle, pour amplifier le destin inévitable qui ruisselle des cartes, pour délier de la vie et draper de mort ce simple tissu de croches au legato sublime.
En Latin carmen est "prédiction" et le poignard funeste heurte déjà le chant paprika de notre bohémienne dans son jeu d'avenir. En Latin carmen est aussi "parole magique", femme-cannelle et femme-gingembre, Carmencita/Lemieux jette un charme sur Don José/Spyres, dès sa première entrée en scène (I/5). Dès la Habanera, elle nous conquiert de son contralto généreux, aisance féline et fougue jubilatoire. Ni coquetteries, ni coquineries dans sa danse pour Don José (II/17), mais une ligne franche et naturelle, celle d'une femme libre qui décide et agit par elle-même, une héroïne actuelle (cf. T.Berganza/ASO n°26). Hors du commun, cette gitane des quatre coins de l'horizon colore de clairs-obscurs palpitants Séguedille (I/10) et Chanson bohème. La soif inassouvie d'un amour absolu déchaîne ses emportements vocaux  et détermine la mort de notre astre de liberté.
A l'inverse, Don José est inapte à la liberté. Cet homme-ronron, "petit bourgeois" semble aspirer à une vie ordinaire (cf. R.Crespin/ASO n°26). Dans son premier air "Ma mère, je la vois" (I/7), le Don José de Michael Spyres vibre de toute la tendresse émue de son caractère modéré et sentimental. Mais la fleur de cassie lancée par la Carmen a déjà bouleversé toutes les fibres de son être (I/6). La grande intelligence de Spyres est l'évolution vocale de son brigadier. Dans sa nudité et sa grâce, la chanson du Dragon d'Alcala a cappella est un poème de jeunesse et de candeur (II/16). Et bien que sa morsure au coeur l'oblige parfois à corser le timbre, le "joli garçon" illumine "La fleur que tu m'avais jetée" d'un infinie douceur, d'une sincérité plaintive (II/17). Là, alors qu'il sent Carmen lui glisser entre les doigts, il lui proclame son amour-dépendance dans un "Et j'étais une chose à toi" pianissimo avec une messa di voce sidérante sur un sib aigu et tenu. Ductilité du virtuose, audace du styliste raffiné. D'élégie amoureuse le chant de notre antihéros devient vaillance exaspérée. Dépassé par ses pulsions jalouses, sa souffrance intense face à son rival Escamillo, le "canari" Spyres fait flamboyer sa bravoure (tessiture difficile, souvent dans la zone de passage),  jusqu'à planter sa lame dans Super-Carmen (III et IV).
De Bouhy à Bou, il y a eu abondance d'Escamillos ! (JJA.Bouhy, premier Escamillo/1875). Mais, avec Jean-Sébastien Bou, oublions les usages d'un torero fanfaron et grandiloquent. Il l'a voulu austère, ce qui lui donne une profondeur inattendue (Olyrix/D.Dutilleul/02.02.17). Sa voix minérale et vigoureuse, paysage de granit noir, porte en elle le combat contre la mort, réalité immuable du quotidien d'Escamillo. Souvent mal ou non exécutés par d'autres interprètes, les appogiatures et triolets de doubles croches fusent dans l'Air du toréador (II/14), nets, minutieux, parfaits !
Dans la "Carmen" de Mérimée, nouvelle d'une violence impressionnante, Micaëla n'est pas un personnage mais la jeune navarraise des rêves de Don José. Les librettistes de Bizet l'ont créée. Liquide, lumineux, de rotondités opalines et fraîcheur de lait, le chant de Vannina Santoni insuffle toute la bonté et l'innocence de cette jeune fille dans le duo exquis avec Spyres/Don José (I/7). Au III/22, dans "Je dis que rien m'épouvante", alla Gounod professeur adoré de Bizet, ce soprano lyrique fascine par sa plastique dramatique, par la détresse de sa Micaëla. A mon avis, la Santoni est une forte Suor Angelica/Puccini en devenir (Youtube).
Le lieutenant Zuniga de Jean Teitgen est épatant. J'entends cette basse talentueuse, ces graves onctueux et insondables, dans les tragiques et horribles Silva de Ernani/Verdi ou encore Aleko et Malatesta des deux courts opéras de Rachmaninov, entre autres...
Drôle et appréciable, le baryton-basse/Frederic Goncalves en galant brigadier Morales dans les premières scènes.
Frasquita/Chantal Santon-Jeffery et Mercedes/Ahlima Mhamdi, pimpantes et malicieuses, Le Dancaïre/Francis Dudziak et Remendado/Rodolphe Briand, bons pistolets et roublards courtois, campent des gitans de premier ordre, chant et Français haut de gamme. Quintette (II/15), Sextuor (III/19) ou autres ensembles, leurs caquetages moqueurs ou philosophiques, badins ou hardis font la part d'opéra comique ingénieuse et succulente de l'écriture de Bizet.
Soldats enjoués, un des plus beaux choeurs d'enfants de l'histoire de l'opéra, cigarières et leurs frivoles fumées, bohémiens libres ou en danger...les choeurs sont partout dans "Carmen". Contrepoint stupéfiant, acclamant le toréador Escamillo au final du IV, ils sont la fête là où est la tragédie, lorsque Don José poignarde Carmen...Comme des protagonistes, le Choeur de Radio-France et la Maîtrise de Radio-France, royalement préparés respectivement par Lionel Sow et Sofi Jeannin, déterminent le drame.
Je ne peux malheureusement pas parler de la mise en espace de Laurent Delvert, ayant écouté cette production -en boucle- sur France-Musique et non en salle.
Pour conclure, la place de "Carmen" dans l'histoire de l'opéra, analyse impeccable de René Leibovitz:
« CARMEN constitue une véritable synthèse de l’art lyrique au XIXème siècle. Nous pouvons dire que cette œuvre nous apparaît d’abord comme l’aboutissement d’une tradition artistique, les éléments principaux de cette tradition s’épanouissant et se métamorphosant ici en des éléments nouveaux. CARMEN remplit son véritable rôle de synthèse en « fermant » un passé au même degré qu’il « ouvre » l’avenir. (…)
   La situation historique de CARMEN est, en ce sens, tout à fait idéale. Survenant après la grande période de l’opéra bouffe et se servant encore de certains de ses éléments les plus valables, encadrée des deux côtés par les deux géants Verdi et Wagner et ayant appris à utiliser certains de leurs apports essentiels, précédant le vérisme qu’allaient illustrer bientôt Puccini, Mascagni et Leoncavallo et annonçant déjà certaines de leurs acquisitions les plus importantes, cette œuvre se trouve bien dans une situation privilégiée qui fait penser à un carrefour peut-être unique dans l’histoire de l’opéra, à une sorte d’astre qui rayonne dans toutes les directions, chargé de la lumière la plus éclatante et chargeant à son tour du sens le plus profond tout ce qu’il éclaire. » HISTOIRE DE L’OPERA, Ed. Buchet-Chastel, 1957/1987.
J'oubliais, en Latin, "chant" et/ou "poésie lyrique" se disent aussi carmen...

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