samedi 17 décembre 2016

HERBERT VON KARAJAN par Sylvain FORT - Une autobiographie imaginaire - Actes Sud/Classica -

   Sylvain Fort, critique musical et écrivain, c'est d'abord pour moi Qobuz.Blogs, avec André Tubeuf et Claude Samuel. Trois plumes appréciées, A.Tubeuf pour ce flux rompu de mots-impacts, C.Samuel et son art de l'éclectisme, enfin S.Fort pour ses effusions que modère l'élégance de la ligne. Mais son blog bouclé, il devient sur Forumopera.com cet édito que l'on guette chaque début de mois, observation d'un évènement opératique récent, ou encore éclairage sur une question d'avenir de l'art lyrique. Cette cogitation de verve humoristique est toujours une surprise. Qu'elle rie, rêve, cingle ou aime, son bouillonnement nourrit notre flamme pour la musique. Si le critique musical est plus pondéré (Classica et Forumopera), c'est que sa matière première est l'art des autres, dont l'examen attentif et sensible court moins vite que sa réflexion personnelle : plus de contraintes, moins de fantaisie.
De l'écrivain j'ai lu : "Puccini"-2010-Actes Sud/Classica et "Herbert von  Karajan, Une autobiographie imaginaire"-2016-Actes Sud/Classica.
Le bonheur du lecteur dans "Puccini" est cette sensation d'attachants vagabondages dans la vie et l'oeuvre du compositeur. Après un cabotage très choisi sur ses rives biographiques, captivantes visions  de l'auteur sur des éléments caractéristiques de sa musique.
Seul point commun entre cet "Herbert von Karajan" et ce "Puccini", le nombre de pages imposé par Actes Sud/Classica, cent cinquante pages maximum (cf. Christophe Rizoud/Forumopera/28.10.2016), challenge pour le moins extravagant lorsqu'il s'agit de raconter deux géants aux bibliographies déjà remarquables ! Dans "Herbert von Karajan", S.Fort rehausse l'épreuve, la pimente de virtuosité littéraire, la forme"autobiographie imaginaire" impressionne.
L'introduction se nomme "Postlude", le narrateur/Karajan ayant déjà joué sa vie (il est mort le 16 juillet 1989). Le lecteur s'y sent de suite empoigné. Tous les leitmotive du récit sont là, son rapport trouble au parti nazi, le feu de la musique et le souffle de son oeuvre, sa dernière femme Eliette. Dès ces premières pages Fort fait chanter le destin colossal du chef d'orchestre avec les vibrations de ce caractère où le lamento n'existe pas. Il fond aussi ses propres pensées et sa poésie-mélodie dans la voix du phénix hermétique. Un art du contrepoint riche et puissant.
Page 31, "Je faisais partie de cette masse des criminels par indifférence, que l'histoire jugerait légitimement avec la dernière des sévérités"..."Criminels par indifférence", l'expression perturbe profondément...Le crime est brutalité, collision violente, l'indifférence détachement, séparation et éloignement. L'antagonisme des mots "fortiens" explique la relation de Karajan  au parti nazi, sans l'excuser (cf. blog.accent4.com). Ambitieux, certes pour son idéal la musique, conscient de ses intérêts en prenant ses cartes au parti, Karajan sombrait dans l'inconscience par son désintéressement égocentrique pour les pratiques nazies. Forme d'insensibilité, zone morte dotant d'une ombre noire et définitive le tableau de sa vie. Le discours autobiographique permet de toucher l'incompréhension intérieure du personnage face aux accusations du monde extérieur.
Eliette Mouret, dernière femme du maestro, libère le lyrisme de l'auteur. Karajan éternel, réincarné en oiseau bleu, dont le chant devient la voix humaine du livre (p.14/16). Renaissance par sa rencontre avec Eliette (p.75) et sa transformation de Karajan/Golaud en Pelléas (p.122/123).
Quel abattage dans cette rédaction de la destinée du musicien ! La composition chronologique en discipline les flots violents, ses collines de voix fascinantes enthousiasment, ses falaises d'exubérances de l'âme expliquent Karajan. Toscanini déterminant dans sa vocation (p.22), plutôt se mettre à l'épreuve que vivre d'habitudes (p.40), Walter Legge ou la seconde vie (p.64), l'artiste inspiré donne à ses filles ses deux orchestres pour parrains (p.89), transports romantiques du pélerinage- Sibélius et du "Requiem" de Verdi à Epidaure (p.90), le chemin vers la mort ou lien étroit avec Mahler et sa Symphonie "Tragique"/n°6 (p.110/111), notes hypersensibles sur Hildegard Behrens et "Salomé" de Richard Strauss (p.112/113), grande reconnaissance envers son producteur Michel Glotz (p.117/118), enfin le chapitre VI sur ses souffrances physiques et ses forces mentales...
Les photos de Karajan hors direction musicale le montrent assez souvent la tête froide, regard acéré et réserve hautaine. Celles où il dirige racontent son "tête à tête intime avec la musique" (p.138/Postface), révèlent un visage d'émotions et une mobilité harmonieuse. L'homme, métamorphosé par le son idéal, exulte, s'adoucit, s'enflamme, fend la cuirasse...C'est dans sa Postface qui chamboule que l'auteur peint la foi de Karajan en la musique. Texte de passion à la fois sévère, juste et franche.
Les voix opulentes, hallucinantes, qu'il a utilisées sont mes racines lyriques. Je suis totalement imprégnée par ses tempi dans certaines oeuvres capitales et ses illimités sonores aux ardents reliefs instrumentaux ou vocaux m'emballent toujours. Si le musicien est le passé d'à présent de toute ma vie (60 ans), une amère désillusion pesait sur moi quant à ses antécédents, confirmés comme nazis par certains journalistes. Ce livre rénove ma position sur l'homme Karajan. "Je n'étais pas lucide. J'étais tout à la musique et à ma joie d'assister Toscanini"(p.32) lui fait dire Fort à propos de l'assassinat du chancelier autrichien Engelbert Dollfuss, le 25.07.1934. La phrase résume parfaitement la "conscience molle" du chef envers les nazis, sa probable incompréhension de leur "dimension intellectuelle et spirituelle" (cf.entretien S.Fort-A.Duault/Grande soirée lyrique/Radio-Classique/26.11.2016). S.Fort se situe à mi-chemin entre Y.Menuhin et L.Bernstein qui lui ont pardonné, I.Stern et J.Heifetz qui n'ont jamais voulu jouer avec lui. Il "doute que Karajan ait été profondément nazi", déchiffre le labyrinthe psychologique du chef et façonne ses mémoires introspectives, presque des confessions, pour nous permettre de réaliser le pourquoi, sans le disculper.

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samedi 15 octobre 2016

KARINE DESHAYES - mezzo-soprano - CD - GIOACHINO ROSSINI (1792/1868) - avec Raphaël Merlin/dm, Les Forces Majeures/orchestre - CD/apartemusic.com/2015 -

   CD de double traversée, essence de la musique rossinienne tressée dans le coeur du chant de Karine Deshayes. Le terrain d'aventures de la mezzo-soprano, alliée à Raphaël Merlin et Les Forces Majeures, est original, personnel et didactique. Aux airs connus se mêlent des raretés peu enregistrées, à l'opéra "buffa" et "seria" sont mariées mélodies et cantate. Sous ce florilège non-conformiste une musicienne ensoleillée, à la passion authentique, à l'esprit curieux, au travail fascinant.
I - Tempo beato, Elena peut enfin épouser son Malcolm bien-aimé et file des flots de sons heureux , étourdissants. Virtuosité irradiante,  ambre et citron, pour "Tanti affetti in tal momento", Rondo final de "La Donna del Lago"(1819), peut-être le premier opéra romantique.
II - Au III/1, "Assisa a piè d'un salice" dans "Otello"(1816). Tempo di lagrime,  transparente mélancolie de la harpe, saule ruisselant de soupirs, Desdemona est soeur d'Isaura,  blanches aubépines en épines, limpidité du lys, fontaines de douceur. Le chant lent et fioritissimo cisèle haut et bas médium, âme miel et ombre de la tessiture. Karine Deshayes y vibre de fraîcheur, tendresse et sobriété.
III - Pour éloigner ses tourments -"Deh calma o ciel", III/2- Desdemona s'abandonne à la prière,  baume d'un cantabile délicat.
IV - Comme un "mezzo tempo", temporale de "La Cenerentola"(II/6-1817), perturbation d' atmosphères "seria". De leur style chatoyant Les Forces Majeures dirigées par Raphaël Merlin déclenchent l'orage, sèment tonnerres, averses, éclairs, récoltent arc-en-ciel et beau temps.
V- Temps enchanteurs, la Karine petite voulait faire Blanche-Neige (www.lefigaro.fr/05.04.2012/François  Deletraz), la voilà Cenerentola, toutes deux nées un 25 janvier. Après tout, c'est le même métier : princesse ! Cendrillon le bleuet devient fleur de lotus -"Nacqui all'affanno", Rondo final/II-. Gammes parfumées, cannelle et hespéridés, orfèvrerie rossinienne d'élégance jubilatoire,  de vélocité radieuse. Nous sommes au pays des fées !
VI - Comme une friandise, temps de valse, "Nizza"(1836) la canzonetta virevolte. Joueur ou insolent, l'orchestre fait son malin. Les castagnettes gazouillent,  les cuivres pètent leurs triolets,  le chant verse saphirs multicolores.
VII - Mais soyons "seria" ! Demi - déesse et reine de Babylone, Semiramide nous en impose au III/9, dans "Bel raggio lusinghier". Précieuse et opulente cavatine,  puis cabalette de "colorature minute" coruscantes, pour son dernier opéra italien (1823) Rossini nous a mitonné un aria de hardiesse et cristal. Minutie, jeu, nuances, agilité, Karine Deshayes  impressionne fortement dans ses jardins suspendus.
VIII - Comme rouge fragilité du coquelicot, temps de langueur, mélodie de "L 'Ame délaissée" (1844). Lentement, sur souffle préromantique, la voix peint des pastels de douleurs (en terres immergées une sensibilité fauréenne). Sillage miroir du violon solo. Pigments légers,  harpe, flûte et bois, seuls puis enlacés.
IX - "Giovanna d'Arco"(1832), cantate des deux temps, 19 et 20èmes siècles, Rossini orchestré dans son style par l'ingénieux Salvatore Sciarrino (1947). D'abord Giovanna : la pastorella rêve à sa mission, songe à sa mère, premier air avec récit "E notte...O mia madre". Pour une écriture andantino  essentiellement médium et grave, spianato soyeux,  moelleux des contrebasses, cuivres et cordes veloutés, sur mousses et fougères nuit dans la forêt. Puis d'Arco : la guerrière décoche ses flèches héroïques dans une cabalette exaltée, second air avec récit "Eppur piange...Ah la fiamma". Flammes du combat, ailes de la victoire, vision de l"angiol di morte" -tel celui à l'épée dans le tableau d'Eugène Thirion/1839-1910/Église de Chatou/"Jeanne d'Arc"-. Ici la musique bondit en haut de la portée. Le théâtre frémit dans la cantate.
X - Pour second "mezzo tempo", temporale du "Barbiere di Siviglia"(II/10), les musiciens du voyage se re-posent en zone "buffa" avec un nouvel orage,  composante de la "Rossini's touch". Toujours charmante, mais extrêmement utile, cette ponctuation orchestrale décrit souvent une situation dramatique désespérée qui aura in fine un
dénouement heureux.
XI - XII - "Una voce poco fa"(I/5) et "Contro un cor"(II/3) du "Barbiere di Siviglia "(1816). Temps de piment et de piquant, de bavardages malicieux, allégresse turquoise et corail.  Acrobaties vocales exubérantes, Rosina tourbillonne, sensuelle et attachante. Les "trappole" de la Deshayes sont irrésistibles, débauche de couleurs, nuées de légèreté.  Paraphrasons Beethoven s'adressant à Rossini : " Surtout, Karine Deshayes,  faites- nous beaucoup de Rosina del Barbiere ! "
XIII - Pour finir les esprits se font follets. Premier couplet allegro, la fantaisie mélodie palpite, expressive et pulpeuse. Le 2 est presto fiévreux, rafales électriques. Canzonetta explose au 3, comme une bombe espagnole, la musique scintille, tous exultent prestissimo. Quelle fière allure,  le dernier "ya" de la mezzo dans cette "Canzonetta spagnuola" !
Les Forces Majeures embrassent pleinement le langage généreux du Pésarais, civilités comme irrévérences, audace et flamboyance, le dodu uni au vif du son. Raphaël Merlin empanache d'humour ses arrangements de mélodies. Tout le sel rossinien est là, exigeant, ludique, euphorisant, pour accompagner la reine Karine.

mercredi 10 août 2016

AÏDA, musique/Giuseppe Verdi, livret/Antonio Ghislanzoni - mes/Olivier Py, dm/Daniel Oren, Bastille/19.06.2016 - "REFLECHISSANTE AÏDA -


   « Un opéra-mammouth » dit d’ « Aïda » Bernard Dort/ASO/1976. Pas de énième décongélation de mammouth pour Olivier Py à Bastille en 2013 et 2016, mais interroger Verdi pour donner un galbe inédit à son « Aïda ». « C’est dans la fidélité aux œuvres qu’on trouve une invention et une forme nouvelles. » (O. Py/Cadences/10.2013/Laurent Vilarem).
Les hueurs eurent beau huer, et en 2013 et en 2016 -répétition générale, premières et autres-, ils n’effrayèrent aucun gibier. Laurent Bury dit sur Forumopera, le 10.10.2013 : « Le char d’assaut sur lequel monte Radamès à la fin du premier acte ? Hué. Les charniers par-dessus lesquels se déroule le triomphe ? Curieusement, ils passent comme une lettre à la poste. Les huées reprennent quand des soldats en treillis munis de mitraillettes traversent la scène, puis à nouveau quand des bourreaux apparaissent en tenue évoquant le Ku-Klux-Klan. En fait, ce n’est pas tant la dénonciation de la barbarie de la guerre qui indigne le public, mais plutôt la représentation très explicite de l’association du sabre et du goupillon : Ramfis devenu ici évèque bénit le tank avant son départ pour la guerre, et les prêtres, dès qu’on leur remplace leurs vêtements sacerdotaux exotico-antiques par de modernes soutanes catholiques, semblent particulièrement indisposer les spectateurs parisiens. » Si Py s’en amuse, je désespères de ces turbulences de spectateurs, irréfléchies et excessives.
« Py n’opère pas de « relecture » d’une œuvre, mais va plutôt à l’os. » (Chantal Cazaux/ASO/10.10.2013). La charpente de sa mise en scène résonne des sinistres totalitarismes de l’Histoire des Hommes. L’Egypte antique opprimant les Ethiopiens dans le livret devient l’Empire austro-hongrois tentant de pulvériser l’unification du peuple italien, pendant le Risorgimento, période contemporaine de Verdi (seconde moitié du XIXème siècle). Certains Ethiopiens/Italiens évoquent les Juifs, valises à la main, fuyant les Allemands en 1939/1945 et des panneaux de manifestants anti colonialistes (années 1960) surgissent sur scène. Comme l’Egypte des Pharaons condamnait certains coupables à être enterrés vivants (cf. Alain Chastagnol/ASO/1976), les prêtres d’Isis du livret ensevelissent Radamès vivant aussi sous l’autel de Fthà. Chez Py il mourra idem, toujours avec Aïda, enfermés dans un charnier souterrain, accusé de trahison par le pouvoir autrichien et son Eglise.
L’extraordinaire décor en métal doré de Pierre-André Weitz est, lui aussi, révélateur de sens, essentiel. Son or est puissance, rappel de l’Egypte des Pharaons et richesses de l’Empire austro-hongrois. Ses éclats aveuglent les spectateurs pendant la représentation -plein jour parfois dans la salle, inhabituel et amusant-. Eblouissements volontairement désagréables, troublants, fascinants car : « le mot « fascisme » vient de « faisceau » et le fascisme a quelque chose à voir avec l’éblouissement ",(O.Py/TuttiMagazine/04.11.2013/Philippe Banel).
Pierre-André Weitz est un scénographe de génie. Son décor « pharaonique » est composé de trois faces : un palais classique, le monument romain dédié à Vittorio Emanuele II, premier Roi d’Italie (XIXème siècle), surnommé « la pizza » ou « machine à écrire » et un palais de l’EUR, ville d’architecture mussolinienne près de Rome (cf. BlogduWanderer/10.10.2013). Resplendissant, il tourne, se déploie, se rapproche, s’éloigne, bref roule sa divine mécanique au centre de la scène. « Maestoso », ce vaisseau glisse ou s’ancre, parfaitement rythmé sur triomphe, prières ou scènes intimistes.
Grande pompe aussi pour l’énorme structure fixe bordant le cadre de scène, armée de colonnettes dorées et noires, ressouvenance du « temple funéraire d’Hatchepsout à Deir El Bahari » pour le BlogduWanderer. Sa naissance silencieuse en pré-Prélude est impressionnante, comme l’arrivée, au Prélude, d’un soldat agitant un drapeau italien, sur lequel quelques autrichiens vont cogner comme des sourds. Inspiration heureuse, placer dans cette armature les célèbres trompettes du II/2, ainsi que les Chœurs. Py explique pourquoi les fastes sonores de la partition s’en trouvent accrus : « l’utilisation d’une passerelle, tout en haut du décor, nous permet d’avoir un chœur entièrement vertical. C’est bien sûr très beau, mais on n’imagine pas à quel point c’est important pour le son. Avec cette disposition, aucun choriste ne chante dans la nuque de son voisin, et cela procure une prodigieuse clarté des pupitres. Dans l’air des trompettes, le décor entièrement en métal apporte une réflexion sonore qui fait que tout le décor entre en résonance avec les trompettes », (cf.TuttiMagazine).
Ville irrévocablement détruite par la guerre en immense toile de fond ondulante (I et II), poème funeste, empreinte du mot « guerra ! » tiré à répétitions dans le livret.
Le duo Py/Weitz passe à l’attaque allégorique pour célébrer la victoire de Radamès, air des trompettes et ballet au II/2. Choc des consciences dans un choc esthétique d’une simplicité incisive. Sur fond noir, le grand arc des triomphes de l’Empire avance son luxueux métal, en son sommet l’armée, sa défense, soldat treillis et torse-nu. Cygne de tulles et tarlatanes, état de grâce des tout-puissants, une délicate danseuse classique « balla » de l’arc au plateau. Un soldat l’accompagne, guerre et beauté sont accouplées. Durant ce temps, une domestique puis plusieurs, du peuple, serviteurs du pouvoir, font reluire l’or du monument. Mais sous l’Etat, ses crimes, sous cette cérémonie, un charnier enfoui, les cadavres de l’ennemi broyé par les tyrans et le futur tombeau du couple Radamès-Aïda. Superposition d’images corrosives, poésie de l’effondrement. C’est ici que la réflexion dramaturgique est la plus aboutie, la plus admirable.
Verdi commence « Aïda » par un pianissimo/pp, au premier thème si sensible du Prélude, celui d’Aïda, de son sentiment amoureux, sa candeur, sa douloureuse captivité. Lui succède un convoi de violoncelles aux graves de mauvais augure et à l’imperturbable sévérité, second thème, celui des prêtres. Puis ces deux discours se heurteront en contrepoint. Et Verdi finira son opéra par un pianissississimo/pppp aux violons, murmurant aigus l’adieu à la terre des « alme erranti » d’Aïda et Radamès, par le gémissement du « pace » d’Amnéris et l’ « immenso Fthà » des prêtres et prêtresses, rappel de l’omnipotence du religieux. (cf. Jean Du Solliers/ASO/1976). Ces débuts et fin d’ « Aïda », au lyrisme pudique, paré de tristesse et sans lustre, semblent curieux en lien au spectaculaire de l’œuvre. En réalité, cet opéra ne sépare jamais le grand spectacle du collectif de l’intimité de l’individu. Dans le Prélude, comme dans chaque tableau de chaque acte, nos héros, dans leur recherche d’amour personnel, s’opposent à la masse des despotes (Etat, Eglise, Armée) et aux populations subordonnées. « L’opposition entre le fardeau du collectif et le langage de l’âme, entre les triomphes accablants de l’ordre et l’impossible satisfaction de l’intimité amoureuse, peut aussi se lire dans la construction dramaturgique », dit Michel Orcel/Verdi, la vie, le mélodrame/Grasset/2001. D’ailleurs, pas de technicolor chez Py, mais une boîte à couleurs binaire, or et noir, blond et brun, représentant ce conflit. Tragédie humaine et mort annoncées, noir des protagonistes, broyés par l’or des autrichiens. Perruques blondes de ces colonisateurs contre chevelure brune d’Aïda, l’italienne colonisée qui enlève sa perruque blonde au I.
L’ « Aïda » de Py surpasse-t-elle ses autres mises en scène ? Appréciation malaisée pour qui n’a vu que deux de ses productions : « Hamlet »/La Monnaie/2013 ou la modernité absolue d’Ambroise Thomas, « Dialogues des Carmélites »/TCE/2013 ou la foi traversant les temps…Py est toujours d’intelligence avec compositeur et librettiste. Pour « Aïda » la direction d’acteurs est légèrement en-dessous, manquant parfois de dynamique. Py explique avec franchise sa difficulté à faire travailler les double-distributions verdiennes dans TuttiMagazine: « dans tous les opéras de Verdi que j’ai mis en scène, j’ai eu affaire à des double-distributions et je peux vous certifier qu’elles ne sont pas étanches. Sans arrêt, des artistes de la distribution B sont susceptibles de passer dans la distribution A. Non seulement, il est impossible de créer sur la personne, ce que j’aime faire, mais il n’est pas davantage possible de créer entre les artistes dans la mesure où les sauts doivent être possibles entre les distributions. Je crois que c’est une très mauvaise manière de travailler, et c’est très préjudiciable à Verdi, puisque c’est toujours avec lui qu’on se retrouve dans ce cas de figure… »
   Grandes figures verdiennes pourtant pour ce plateau vocal d’« Aïda », à part Aleksandrs Antonenko qui fait peine à entendre en Radamès…Malade ? Problèmes techniques ? De belle mémoire cependant son Otello de Verdi de haute tenue à Bastille/2011 et son robuste Luigi dans Il Tabarro de Puccini au ROH/DVD/2012...
Bruissement d’eau transparente du timbre, champ des pleurs d’Aïda, l’expressivité pour sève, cœur du « soffrir » de cette fille de roi « perdendosi » d’amour pour Radamès, l’instrument de Sondra Radvanovsky a la puissance tendre du rôle. Les « cantabile » ondoient, parfums encore belliniens, les aigus filés sont aurores lumineuses, enfin d’ineffables nuances fondent leurs couleurs abondantes. Le « Numi pietà del mio soffrir » dans « Ritorna vincitor » (I/1), la ligne de chant du hautbois mêlée à celle de la Radvanovsky, répétant ses « Mai più… » dans « O patria mia » (III/1), émotions célestes, empreintes indélébiles de cette Aïda.
Roi vaincu à la violente figure, poignant lorsqu’il réclame l’indulgence pour son peuple (II/2), de « rabbia » sauvage avec sa fille Aïda (III/1), George Gagnidze/Amosnaro est de noirceur impénétrable pour la voix, d’énergie bastianinienne pour les mots, de théâtre « alla Nucci ». Toutes les ardeurs du baryton verdien, dans un italien totalement maîtrisé.
Comme Verdi, Anita Rashvelishvili trouve Amnéris profondément humaine. Oiseau rare, de rare beauté, ce « grand mezzo » -mezzo-soprano dramatique- incarne intensément la « figlia de’faraoni », personnage complexe de musique et de caractère. Pour deviner les sentiments de Radamès, qu’elle aime, puis d’Aïda, aimée par Radamès, (duo et trio du I/1), ce timbre aux graves princiers joue les caprices du « grazioso » et de la feinte jusque tomber dans doutes et jalousie crépusculaires. Au II/1 lors des préparatifs du triomphe de Radamès, Amnéris épanche ses espoirs d’amour, trois fois son chant flotte plus haut -du sol aigu en descente- caressant de poétiques illusions.
Mais d’âme rêveuse en intelligence manœuvrière, dans le duo qui suit,  elle sait faire avouer à Aïda son amour pour Radamès. Temps le plus magnétique de cette production, temps où ces deux opulentes voix de femmes embrassent la totalité de l’espace-Bastille. Plénitude pour l’auditeur, la « rosée divine » de la Radvanovsky, l’« ébène rouge » de la Rashvelishvili, entrelacés dans cette écriture verdienne exceptionnelle, coulant de fausse tendresse en morsures odieuses et supplications éperdues (II/1).
Ouragan à l’orchestre, énergie du désespoir d’Amnéris pour sauver un Radamès « traditor » et clairvoyant sur la nécessité de sa mort, rugissements paroxystiques des prêtres ordonnant son supplice d’ensevelissement, Verdi a composé un IV/1 de grandeur et dévastation, terrifiant.
Kwangchul Youn chante son Grand-Prêtre Ramfis sur un riche velours bistre et noir. C’est toujours un bonheur de l’entendre, ici, en Wurm (« Luisa Miller »/Bastille/2008) et en Padre Guardiano (« La Forza del Destino »/Bastille/2011), malgré un vibrato gênant en début de prestation, -tract ou pas assez échauffé ?-.
Radieuse Sacerdotessa ! Rotondités nacrées du son pour mélopée modale, Andreea Soare invoque Fthà, en madone de procession blanc et or.
Un Re vigoureux, Orlin Anastassov et un bon Messagero, Yu Shao.
Louanges d’esclaves et implorations de prisonniers, foules et soldats chantant « stentoreo » la gloire du vainqueur et les hymnes guerriers, prêtresses vénérant l’ « Immenso Fthà », enfin sentence féroce des prêtres-clés de fa, les Chœurs de l’Opéra de Paris en imposent dans ces pages consistantes.
   Daniel Oren est un chef d’orchestre que les compositeurs post-Verdi embrasent : à Bastille, « Francesca da Rimini »/2011 aux couleurs passionnées, « La Bohème »/2009 et « La Gioconda »/2013 de grand lyrisme, « Cav and Pag »/2012 de fièvres théâtrales. Par contre Verdi le rend d’humeur flegmatique, plus conventionnelle : « Luisa Miller »/2011, « Falstaff »/2013, « La Traviata »/2014, « Aïda »/2016, toujours à Bastille, classiques mais pas volcaniques. Le talent d’Oren, le vrai festin orchestral de cette « Aïda », c’est un remarquable accompagnement des chanteurs solistes, toujours soutenus et jamais couverts.
   Une « Aïda » de Py, éblouissante et réfléchissant l’âme de Verdi.

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lundi 13 juin 2016

RIGOLETTO, musique/Giuseppe Verdi, livret/Francesco-Maria Piave -dm/Nicola Luisotti, mes/Claus Guth, Bastille/Culturebox/11.04.2016- VIDE, IMAGES ET VOIX -


   Ondes du vide et lames d’images, étranges premières sensations visuelles du « Rigoletto » de Verdi, mis en scène par Claus Guth à Bastille (vu sur Culturebox). L’esprit vacille, méfiant, face à la nudité scénique proposée, où un plein de jeu parfois éclot. Il poursuit son voyage pour Verdi et pour le chant. Mais le théâtre de Guth, d’abord déconcertant, sait l’attirer dans ses filets photographiques parfaitement tressés. L’ordre, la clarté, la finesse de la forme incitent à interroger le fond.
Reprenons au début de l’opéra…
   « Rigoletto, 1851, Le Trouvère, 1853, La Traviata, 1853. Trois figures du paria : le bouffon bossu, raillé et persécuté à la cour du Duc de Mantoue, la courtisane victime des préjugés bourgeois, la bohémienne condamnée à une vie errante. (…) Ainsi, celui qu’on présente trop souvent comme l’institution statufiée de la Nation italienne prenait parti, avec un farouche entêtement, pour les déclassés contre les serviteurs du pouvoir, pour les prostituées contre les familles, pour les nomades contre les gens installés. », dit Dominique Fernandez (« Verdi, poète de la marginalité », dans « Otello », Programme de l’Opéra de Paris/Bastille, 07/2011).
Guth rejoint totalement la position de Verdi et va au-delà : de bouffon moins-que-rien à la cour du Duca di Mantova, son Rigoletto est devenu clochard, il n’est plus rien au monde. Interprété par Pascal Lifschutz, comédien magnifique !
Seul, en silence, sans musique quelques secondes, il s’avance dans un long manteau de lassitude, un grand carton dans les bras. Il phrase le Prélude avec l’orchestre, en colore les notes d’une histoire muette. Trompettes et trombones allant, il oscille, s’agenouille pour ouvrir sa boîte au sol. Dans un crescendo tragique, il sort son habit de bouffon, puis la robe de sa fille Gilda, blanche et maculée de sang. Il la porte à son visage, divinement maquillé et ravagé de peine, tutti sanglotent diminuendo. Tempo du retour des trompettes et trombones, lever d’un rideau noir derrière l’acteur, son masque de fou du roi dans les mains sonne le retour à l’antérieur. Violence de la mémoire : bras en croix, douleur du corps, le clochard souffre et s’écroule. Les ressouvenirs se font chair, à la cour du Duca il renaît en Rigoletto. 
Konrad Kuhn (dramaturgie) et Claus Guth utilisent ici deux techniques au goût du jour, souvent efficaces et créatives : flash-back et doubles de personnages.
Ainsi Rigoletto est l’autrefois, le clochard son aujourd’hui, unis pour tout le drame.
Ainsi Rigoletto « qui rit » se reflète dans Sparafucile « qui tue », deux « serpents » égaux dans la marginalité, «Pari siamo » (voir livret I/5 et I/7). Costumés à l’identique, d’abord bouffons puis malfrats en gilets noirs, Guth les symétrise, les asymétrise, les synchronise. Ils troublent, inquiètent, sur fond de tenture marine, et tréfonds de graves aux cordes, superposés dans une beauté disciplinée, comme Rigoletto et le sans-abri dans le Prélude.
Gilda a trois doubles, elle enfant, adolescente et jeune fille, en blanc comme elle, anges dansant sur son dolcissimo « Caro nome » (I/9). Le père-clochard, pataud assorti à tant de grâce aérienne, les fait virevolter puis pose avec elles pour une photo de famille attendrissante. Apparition du double-danseur du Duca di Mantova et délicatesse de ses caresses stylisées à Gilda, dans l’ivresse de l’ornementation finale de l’air à son premier amour. Séparation du père et de l’enfance, quatrième âge, celui de jeune femme.
La vidéo (Andi A.Muller) est d’intense poésie aussi dans cette capitale relation père-fille. 
« Quanto affetto » à la fin du I/7 entre Rigoletto et Gilda. Comme dans l’enfance elle danse, comme dans l’enfance ils jouent ensemble. Il parle de la protéger, elle le tranquillise. L’image, géante et simultanée en fond de scène, émeut vivement : comme Gilda avant, une fillette court lentement dans un champ doré par l’été et se rapproche, robe immaculée et longs cheveux bruns au vent, sourire de joie aux lèvres. L’image grossit jusqu’au flou puis disparaît, le père ne reverra plus sa fille qu’après le rapt.
Le solo triste du hautbois allargando, un tendre et vert feuillage de printemps recouvre l’immense escalier du II (vidéo, II/4). Gilda-fanciulla le descend longuement, Gilda-jeune femme confie à son  père son enlèvement et son histoire avec le Duca : leurs regards silencieux à l’église et fanciulla chute, première rencontre secrète et le fragile feuillage printanier s’efface. Retrouver l’innocente enfant, lui redonner la main, illusion de Gilda, ne parler qu’à sa fanciulla, illusion de Rigoletto…La jeune fille repart par l’escalier drapé de feuillage (vidéo), les pleurs chauds et plaintifs du père et de sa fille suspendent le temps.
Gilda assassinée à la place du Duca (III/6), Rigoletto anéanti, robe ensanglantée dans les mains, dans le champ de blé doré par l’été, la petite fille s’en va en courant lentement (vidéo). Le clochard, défait, enlève son maquillage de bouffon, le bouffon n’est plus. Et Gilda traverse la scène, presque inanimée, visage de pâleur spectrale. Elle meurt en promettant ses prières. Main de la fille dans la main du père (vidéo), qui se nouent, se dénouent dans l’ « Addio », messa di voce, voûte étoilée de la « colombe » Gilda. De même manière, de même déchirement, seuls, Rigoletto et son double s’effondrent. Il se souvenait…Fin.
Deux chorégraphies de Teresa Rotemberg. 
Au II/1 le chœur des « cortigiani » raconte le rapt de Gilda, six danseurs le miment sur l’escalier, terrain des tragédies du II. Ils moquent le bouffon, d’une gestuelle raffinée, humoristique. Leur désinvolture dit remarquablement la jubilation des imposteurs.
Pour ce début de troisième acte Guth transforme habilement la Maddalena, danseuse bohémienne du livret, en meneuse de revue. Nudité de l’énorme décor-carton (Christian Schmidt) contre dénudé des danseuses de music-hall sur une petite scène (III/1), sévérité contre frivolité. Une idée saugrenue, pensent certains ? Plutôt un contre-pied plein d’esprit. Ce cerveau poids-plume de Duca di Mantova chante ses plumes au vent (« La donna è mobile ») sur les trémoussements de plumeaux aux fesses des filles. Drôle de valse, cette valse drôle…
La première arme théâtrale de Guth est l’image, je dirai même la photographie. Ses cadrages d’éléments mis en scène sont d’architecture sobre, précise, signifiante et inhabituelle. De plus il y fond parfois les notes de Verdi et les mouvements de ses personnages dans une impeccable synchronisation pour de fortes émotions esthétiques, quasi chorégraphiées. 
   Malgré les quelques modifications du livret, dramaturgie et scénographie donnent ici sa place primordiale au compositeur. Voix plus qu’essentielles dans ce « Rigoletto », plénitude dans la vacuité du décor-carton géant, luxe apporté au dépouillement.
Pas de bosse ni de grelots pour le Rigoletto de Quinn Kelsey, mais un corps boule souple, des gestes harmonieux, pour un timbre jaspe rouge, volcanique. Effusions de « rabbia », de « pianto » ou d’amour paternel, de mille couleurs « Red jasper Quinn » (mon surnom pour ce baryton) a poli son ouvrage. De morbidezza à tutta forza, la phrase musicale est formidablement fluide, haut-médium et aigus qualités dominantes de registres très unis.
Voix à la chair fruitée, au potelé délicat, loin de l’éther, Olga Peretyatko est une Gilda enfantine, toute candeur et vitamines. L’interprétation est hors-classe. Pour cette partition encore belcantiste, l’art des abbellimenti est consommé, la ligne de chant, le cantabile exemplaires, les aigus filés grisants…Les duos avec son père sont d’une rare tendresse, « Caro nome » frissonne d’amour(I/9), sa musique vers la mort est de lumière livide (III/6). La Peretyatko incarne profondément sa « donna » à l’imper « celeste » (I/8).
Chic et muflerie des puissants, le Duca di Mantova mène sa séduction sur des rythmes de danse, tous en ternaire : « Questa o quella » (I/2), tempo di minuetto pour la Contessa di Ceprano (I/3), doux cantabile pour Gilda (I/8), enfin « La donna è mobile », « l’air d’opéra le plus connu des gens qui ne connaissent pas l’opéra » comme dit si bien Jacques Bourgeois (Verdi/Ed. Julliard/1978). Michael Fabiano a dans sa voix, minutieusement travaillée, le soleil conquérant, la légèreté courtoise, la fougue effrontée de ce personnage aussi irrésistible que détestable. Est-ce pour cette raison que Guth lui a donné la coiffure la plus laide de tout le plateau ?
Rafal Siwek est Sparafucile, spadassin au timbre onyx noir comme ses crimes. Belle présence de la Maddalena de Vesselina Kasarova, mais en méforme vocale. Un Conte di Monterone/Mikhail Kolelishvili, beau « leon morente », un peu usé vocalement. Des comprimari de qualité : Giovanna/Isabelle Druet, Contessa di Ceprano/Andreea Soare, Borsa/Christophe Berry, Marullo/Michal Partika, Conte di Ceprano/Tiago Matos, Paggio/Adriana Gonzalez, Usciere/Florent Mbia. Enfin, un Chœur de l’Opéra de Paris brillant musicalement et théâtralement.
La direction musicale de Nicola Luisotti avec l’Orchestre de l’Opéra de Paris sont d’une grande sensibilité, dans les dynamiques, le drame.
   Vide, images et voix, un alliage singulier pour ce « Rigoletto » de Verdi, fait pour secouer.

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vendredi 22 avril 2016

ETTORE BASTIANINI -baryton, 24.09.1922 / 25.01.1967- UN DI DI AZZURRA FORTUNA -

    Un jour de farfouille chez un disquaire classico (années 1990), je m’offre une compil d’occase, le genre de CD méprisé par les vrais mélomanes -trop d’amalgames artistiques et inclassable dans une discothèque de rêve-, « GREAT VOICES OF THE 50S »/Vol.V/Decca, avec la Tebaldi de mon enfance, la Simionato mon modélissime de mezzo-soprano, et « un certain baryton »…Ettore Bastianini.
   Rencontre impérissable avec le Siennois, une des plus splendides « clé de fa » au monde.
Premier air, « Nemico della patria » de l' Andrea Chénier d’Umberto Giordano/III. Son Carlo Gérard répand ses eaux sonores galvanisantes et torrentielles. La chaleur sauvage du timbre est domptée dans une legato strict, le rire court fouette, la consonne éclate, appui de sa passion immense pour Maddalena. Et lorsque dans la peine Bastianini chante avec abandon, alors l’airain se fait velours. Pile et face, autorité et tendresse, contraste immédiatement fascinant dans cette voix de géant.
En revanche, point d’abandon chez son Don Carlo di Vargas dans « Morir ! Tremenda cosa! …Urna fatale del mio destino » de La Forza del Destino de Giuseppe Verdi (III/5). Le récitatif est de virilité cinglante, la cavatine a la noirceur et la dureté d’un marbre, l’esprit de vengeance du fils de Calatrava habite le chant de Bastianini. Si au premier rendez-vous la vibration de cette voix chamboule, au second les merveilles de sa technique d’interprétation bouleversent. Flammes du slancio, infinité du souffle dans le cantabile de la cavatine - andante sostenuto extrêmement lent-, flexibilité belcantiste des ornements et cadence dans ce timbre si dense, si ample, aigus moelleux et pleins. Une diction ronde et percussive pour une langue italienne majestueuse. Enfin, un phrasé qui fait battre intensément le cœur du drame verdien.
Un seul buffo, semble-t-il, dans la vie d’Ettore, mais de la plus belle espèce ! Son Figaro rossinien est d’émail étincelant, de radicale agilité. Dans le « Largo al factotum » d’Il Barbiere di Siviglia (I/3), troisième morceau de la compil, il mord à pleines dents dans la consonne, déborde d’harmoniques chatoyants. Une secousse vivifiante !
   Flashes d’éternelle poésie « bastianinienne », nuits sur Youtube…
« C’è nella voce di Bastianini una patina di dolente malinconia » dit Giancarlo Landini, sur le site de l’ « Associazione Internazionale Culturale Musicale Ettore Bastianini » (Présidente : Angela Rigoli). Douloureuse mélancolie de son Rigoletto de 1960, plus pathétique qu’en 1957. Au II/4, dans « Cortigiani, vil razza dannata », voyelles "a" traînantes, imprégnées des sanglots du vegliardo (vieillard). « Voce che entra nell’anima » a dit de lui Magda Olivero. Voix de l’âme qui entre dans l’âme.
Le timbre de notre baryton flirte constamment avec la basse, attrait puissant, particulièrement présent chez son Renato du Ballo in Maschera de Verdi. De cuirasse d’intransigeance à désintégration dans le désespoir, apogée de son incarnation de l’époux humilié dans « Alzati, là tuo figlio…Eri tu che macchiavi » (III/1).
Don Carlo de Verdi, « Per me giunto è il di supremo…O Carlo ascolta » (III/T2/2 ou IV/T2/2 selon versions), morbidezza absolue de la ligne, flux de son insondable tristesse devant la mort, le Rodrigo/Marchese di Posa de Bastianini a le doux brillant d’une soie brune, la liquidité d’un miel sombre. Terrible ironie du sort, le 11 décembre 1965 à New-York, condamné par un cancer du larynx qu’il a caché à tous, il sera Posa pour l’ultime représentation de sa carrière…
Trombes de fureur, tempête de méchanceté, déluge de jalousie vengeresse en Conte di Luna. Quelle prestance, quel magnétisme dans cette vaillance insolente, comme si elle contenait toute la puissance de sa Porsche rouge ! Et même si ce Luna sait faire son sentimental, dans le cantabile « Il balen del suo sorriso » (II/3), indiscutablement je lui préfère son côté tranchant.
Rolando et Arrigo, guerriers et amis, dans  La Battaglia di Legnano de Verdi (Scala/1961), « Il Re Malinconia » (mon surnom pour Bastianini) et « Le Prince Triste » (surnom de Sylvain Fort/Forumopera.com pour Corelli), voix capitales, parfums capiteux, aristocratie du chant italien des années 1950, furent très souvent partenaires à la scène. Franco avait une grande admiration pour son ami Ettore, il en parle dans le livre de Marina Boagno, « Franco Corelli, un uomo una voce »/1990 (voir extrait sur le site de l’Association).
Giuseppe Verdi a tout dit en écrivant un triton (fa-si), entre l’orchestre et la première note chantée par le père Giorgio Germont dans son entrevue avec Violetta Valéry/Traviata. Triton, intervalle appelé « diabolus in mùsica », représentant Le Mal, l’interdit dans l’histoire de la musique (Stéphane Goldet/AvantScèneOpéra/La Traviata). Giorgio Germont, c’est le diable dans la musique d’amour entre Violetta et Alfredo Germont fils. Par Bastianini, c’est aussi la « voce di bronzo e di velluto », comme l’a décrit Giulietta Simionato, bronze de l’inflexibilité, de la morale implacable de ce père détestable, mais velours de l’écriture verdienne de La Traviata, spleen ineffable, tragique, coulé dans les notes de chaque personnage.
   Verdien (il y aussi Ernani, Aïda, Nabucco, Otello), puccinien (Bohème, Tosca, Tabarro), vériste (Cavalleria Rusticana, Adrienne Lecouvreur, Pagliacci, Gioconda), donizettien (Favorita, Lucia di Lammermoor, Poliuto) -liste non exhaustive-…en vingt ans de carrière, Ettore Bastianini nous a tout donné de sa voix. Refusant de se faire opérer lorsqu’on lui a diagnostiqué un cancer du larynx en 1961, il a choisi de continuer de chanter. Tout son amour pour son art est résumé dans sa phrase : « Se anche mi offrissero un trono, lo trascurerei pur di cantare » (Même si l’on m’offrait un trône, je le laisserai tomber pour chanter).

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dimanche 28 février 2016

LA CENERENTOLA - musique/Gioacchino Rossini, livret/Jacopo Ferretti - mes/Emma Dante, dm/Alejo Perez - Opera di Roma/ciné-live/22.01.2016 - LE TRIOMPHE DU CHARME -

                                       

                                            HAPPY BIRTHDAY GIOACCHINO ROSSINI !
                                                               - né le 29 février 1792 -

                   
   Dans cette « Cenerentola », Emma Dante a merveilleusement réussi son baptême rossinien. Pour comprendre la musique du « pesarese », la « palermitana » s’est laissée envahir au quotidien par le délire multicolore de la mélodie et la vitalité euphorisante du rythme, jusqu’à en rêver la nuit (cf La Stampa/22.01.16/Sandro Cappelletto et RAI3). Du livret elle a tout gardé, le conte qu’il raconte, l’onirique et la morale, la bonté comme la cruauté, le « serio » dans le « buffo ». Sa mise en scène décode le révolu et l’habille de moderne. Passé et présent s’entremêlent, inventent l’intemporel.
C’est essentiellement à la créatrice de costumes Vanessa Sannino qu’incombe la tâche magique de construire visuellement une « Cenerentola » hors du temps, de nous offrir cette jubilatoire sensation de liberté. Si sa base d’inspiration est le mouvement « Pop Surrealism », à travers les peintures de Ray Caesar, mix de conte, d’humour et de morbide, V.Sannoni développe surtout un monde enfantin aux couleurs exubérantes, aux formes intrépides, à l’esprit moqueur. Les matières sont plutôt légères, souvent peintes, les détails, perruques et coiffures abondent et réjouissent. Cet imaginaire fécond semble aimer le défi, le jeu. Quantité de jupons mousseux mais toujours asymétriques, tulle blanc pour Clorinda et Tisbe, cendre bleutée pour Cenerentola/Angelina et ses clones. Irrégulières aussi les raides collerettes faussement princières du valet Dandini. Parmi la foule de têtes blond platine, déraisonnables perruques choucroutes-« embigoudinées »-XVIIIème, énorme tignasse crépue de Tisbe et sage coiffure plate à raie de Don Ramiro, le prince. Grosse horloge marquant minuit en guise de boucle de ceinture, pour Cenerentola, et minuscule couronne noire, tout droit sortie d’un livre d’images,  pour son prince. Les collants et les bas sont innombrables,  rayés ou imprimés, sophistiqués. Comme robes féminines, les hommes portent de gracieuses vestes courtes volantées. Comme bonbons acidulés, Don Ramiro et ses doubles ont costumes turquoise éclatant, couleur dominante, et mains gantées rouge vif. Alidoro, le précepteur, philosophe en jabot inédit et manteau de satire, dedans tapissé du catalogue des filles à marier. Liste non-exhaustive, bien sûr, de quelques unes des trouvailles de la Sannoni…
Pendant ce temps, Emma Dante la sévère montre la violence humaine contenue dans le texte. Lorsqu’elle demande à aller une seule heure au bal du prince, Cenerentola se retrouve enchaînée comme un chien par son beau-père Don Magnifico, en plus des injures et des menaces de l’assommer (ActeI/scène5/Quintetto). Fou de rage en découvrant que Cenerentola est bien la magnifique jeune fille du bal, il la bat sans scrupules, aidé par ses deux filles. C’est au moment de l’orage et les paroles de Clorinda sont alors explicites : « Sulle tue spalle Quasi mi sfogherei. »/   « Je passerai ma colère volontiers Sur ton échine » (II/6/Temporale)… Pendant ce temps Emma Dante sociologue met en scène une tripotée d’aspirantes et, mariage pour tous oblige, d’aspirants à cette union royale, préoccupés avant tout de leur ascension sociale. Déjà vêtus en blanches mariées, elles ou ils sont armés et veulent tuer la plus remarquée, la Cenerentola, avant de se suicider collectivement -à la mode de nos jours- lorsque l’échec survient…Et pendant tout l’opéra, la Dante alimente l’esprit du conte en imaginant des clones pour chacun de nos héros, admirables mîmes-danseurs, membres de sa compagnie théâtrale. Cenerentola et Don Ramiro ont donc respectivement cinq copies conformes, poupées et poupons mécaniques, rechargeables grâce  à une immense clé dans le dos, qui les accompagnent partout, aidant l’une dans ses tâches ménagères, soutenant l’autre dans sa recherche d’épouse. Par gestes, danses et mimiques, ces adorables projections amies expriment leurs affects intérieurs, comme autant d’éclaboussures de sentiments, d’émotions. Mais ici l’emploi du double est à double tranchant. Il devient punition exemplaire pour les odieux Don Magnifico, Clorinda et Tisbe, in fine transformés d’humains en automates à recharger.
Les décors de Carmine Maringola et les lumières de Cristian Zucaro viennent pondérer par leur sobriété sucreries vestimentaires, confiseries théâtrales et gourmandises rossiniennes. Une immense façade blanche de palais XVIIIème en fond de scène, des paravents aux airs variés pour définir les différents lieux, des fauteuils géants, rigolos, le canapé-confident de Cenerentola et Don Ramiro, une flopée de lustres et chandeliers pour le bal, and THE carrosse, bien sûr. De l’indispensable uniquement, en quantité suffisante et efficacement éclairé.
Le rythme général est une des forces primordiales de cette mise en scène. Le panachage entre chorégraphies vif-argent de Manuela Lo Sicco, mouvements des chœurs et direction des chanteurs-acteurs est formidablement précis, alternant assemblages et désassemblages ravissants ou comiques, toujours finement dosés, en parfaite fusion avec le chant et la musique. Tout est fluide, harmonieux.
   A riche plumage théâtral, brillant ramage du plateau rossinien.
Honneur à l’indestructible Alessandro Corbelli/Don Magnifico, « buffo » absolu et virtuose, voix chaleureuse au sillabato inouï. Des folles onomatopées de son tout premier air « Miei rampolli femminini »(I/2) en passant par sa nomination comme sommelier du prince (I/10), de son long délire se voyant déjà beau-père du roi, « Sia qualunque delle figlie » (II/1), jusqu’au duo, sommet de burlesque (II/3), où Dandini lui annonce qu’il n’est qu’un valet, ce rapace rondouillard de « Don Magnifico papà » est bien l’ambitieux insatiable et méchant détestable du livret.
Frétillantes et sans cervelle, aussi venimeuses et arrivistes que leur Don Magnifico de papa, la Clorinda de Damiana Mizzi et la Tisbe d’Annunziata Vestri sont parfaites de jeu et de chant dans deux rôles exigeant un grand investissement théâtral et peu gratifiants vocalement.
« Una grazia, un certo incanto » chez le couple Cenerentola/Serena Malfi et Don Ramiro/Juan Francisco Gatell. Le timbre argent de l’argentin et la voix pourpre-rouge de la « mezzogiornese » enlacent divinement leurs contrastes. Délices sonores à écouter particulièrement dans leur duo-rencontre (I/4), entourés de leurs répliques, « cenerentoline » et « ramirini » en émoi.
De l’infortunée jeune fille au chant rêveur, « Una volta c’era un re »(I/1) à la jeune femme auréolée de bonheur, dans l’époustouflant Rondo final, « Nacqui all’affanno…Non più mesta »(II/9), Serena Malfi, surnom « Black baccara rose », nous emballe de son velours souple et dense. La tessiture longue et unie a l’obscur entêtant et le clair aisé. La Malfi sait styler avec classe son Rossini et sa ribambelle de jouissives épreuves vocales.
Noblesse de cœur, élégance élastique de la jeunesse, Juan Francisco Gatell, surnom « Prince argentin », est un Don Ramiro idéal. Le son est de limpidité adamantine. Son instrument « di precisione », flexible comme le roseau, conquiert et fignole abondance d’ornements, vocalises et cadences, sans oublier le sillabato « di tradizione ». Généreuse musique que celle de Gatell, où le phrasé danse, radieux, expressif ! Son zénith est l’air tripartite « Si, ritrovarla io giuro»/Allegro,       « Pegno adorato e caro »/Andantino et « Noi voleremo »/Allegro vivace/Cabalette (II/2).
Pour une duperie d’importance, le Dandini de Vito Priante a bien le comportement naturel et modéré nécessaire aux grands menteurs qui doivent contrôler la situation. A ce valet au physique efflanqué, à l’allure relâchée, doué d’un chant rossinien agile, classieux et coloré, rajoutez un déguisement adéquat et vous obtiendrez le plus exquis des faux princes farceurs.
Son rôle est court, mais capital car décisif, Alidoro, précepteur de Don Ramiro, plie l’affaire du mariage de son prestigieux élève en quatre interventions. Ce philosophe teste et juges les filles du royaume, impose l’égalité des chances pour toutes, en magicien change la vie de Cenenrentola et finalement donne une belle leçon de morale aux deux « banderuole »/girouettes, Clorinda et Tisbe. Ce connaisseur des abîmes de la pensée humaine revêt les profondeurs paisibles et parfaitement rossinisantes de la basse ambre sombre d’Ugo Guagliardo.
Ensembles de haut-vol garantis par ces talentueux belcantistes. Cerise sur le gâteau, E.Dante les a réunis dans une astucieuse photo de famille pour le tube du II/8, le Sextuor « Questo é un nodo avviluppato ».
Un Coro dell’Opera di Roma très bien mis en scène et bien chantant, mais probablement mal sonorisé par moments.
   Alejo Perez (direction musicale) et l’Orchestra dell’Opera di Roma brillent principalement par un son bien en chair, moelleux, exempt de toute âpreté. Mis à part quelques savonnages de partition, les tempi choisis donnent énergie et sérénité à l’exécution de l’œuvre. La coordination fosse-plateau est optimale.
   Cette « Cenerentola » est le triomphe du charme. Espérons un DVD pour le 25 janvier 2017, date anniversaire des 200 ans de sa création. Et pour changer de l’attachante mais sempiternelle « Flûte Enchantée » initions nos marmots à l’opéra avec cette pétillante production de l’Opera di Roma/2016 !!!

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jeudi 28 janvier 2016

GIOVANNA D'ARCO de Giuseppe Verdi, dm. Riccardo Chailly et mes. Patrice Caurier/Moshe Leiser -La Scala/Milano/live cinéma, 07/12/2015-


   Bigrement peu historique ? Qu’importe, car diantrement sympathique la Giovanna d’Arco de Giuseppe Verdi et Temistocle Solera, partagée entre démons amoureux pour CarloVII et idéal de vierge guerrière ! Si Solera a largement détourné sa source d’inspiration, le Die Jungfrau von Orléans de Friedrich von Schiller, Schiller lui-même avait déjà pris de grandes libertés avec l’histoire de notre Jeanne nationale.
   Précedé par Nabucco et Ernani et suivi d’Attila et Macbeth, Giovannad’Arco (1845) est un opéra court (2 heures, pas plus), une miniature vivement colorée, alternant prestissimo émotions pathétiques et vigueurs belliqueuses, montagnes russes de cavatines et cabalettes, parmi les meilleures compétences de « Big Boss Peppino ».
La Sinfonia de démarrage (allegro/andante/allegro) croque finement l’atmosphère globale du drame.
Si les airs solistes sont éclatants, le bonheur musical complet vient des ensembles, avec ou sans chœur. Liqueurs vocales supérieures des duos Giovanna/CarloVII, véritables griseries pour l’âme (Prologue/Scène5 et ActeI/Scènes4-5-6). Le son du premier trio Giacomo/Giovanna/CarloVII (Prologue/Scène6) annonce la souffrance mélancolique du trio Rodolfo/Luisa/Miller dans Luisa Miller (1849). ActeIII/Scène2, Giovanna ouvre son cœur à Giacomo, confessions intimes d’une fille à son père, mêmes teintes tendres et douloureuses dans le duo Rigoletto(père)/Gilda(fille) dans Rigoletto (1851). In fine, firmament vocal pour la mort de Giovanna, dans l’entrelacement des chants baryton(Giacomo)/ténor(CarloVII), puis dans le tutti solistes et chœur (ActeIII/Scène6).
Venons-en à la petite valse des démons (Prologue/Scène5), grazioso et staccato 3/8, chœur des « spiriti malvaggi » cherchant à entraîner la pure Giovanna dans un amour charnel avec CarloVII. « Ridicule », dit Jacques Bourgeois (Giuseppe Verdi/Julliard/1978), « d’une incroyable naïveté » rajoute Michel Orcel (Verdi, la vie, le mélodrame/Grasset/2001), « musique d’orgue de barbarie » ironisent les Autrichiens à Milan, car dès le lendemain de la création de cet opéra à La Scala (15/02/1845) les orgues de barbarie rejouent ce thème dans les rues (cf. Michel Orcel). Et bien oui, par sa simplicité cet air n’a que la prétention à l’efficacité. Ici les voix des démons comme les voix d’anges sont naïves parce que rustiques. Giovanna est une fille de paysans. Elle entend des voix dont la musique est proche de ses origines, une musique populaire, peu compliquée et orecchiabile. Verdi veut toujours un théâtre de notes vraisemblable pour ses personnages. Cette petite valse est délicieusement réorchestrée en accompagnement du récitatif de l’air solo de Giovanna (ActeI/Scène3) « O fatidica foresta ». Interprétée par une petite harmonie (bois et flûtes), on rêve de l’entendre à l’accordéon.
   Avec ingéniosité et sans se réclamer de la psychanalyse, la mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser donne une cohérence très actuelle à cette incroyable histoire médiévale, par une idée unique et une unité de lieu soutenant l’ensemble du livret : au XIXème siècle une jeune femme dans sa chambre, malade, a des visions et des délires où elle devient Jeanne d’Arc. Excellent prétexte pour dérouler toute la vie de la pucelle d’Orléans. Deux époques sont habilement mêlées sur scène, un XIXème siècle sobre, fonctionnel, la chambre, et un Moyen Age beau comme les enluminures -décors de Christian Fenouillat-. D’or étincelant l’armure du garçon manqué Giovanna, et dorure intégrale (y compris cheveux et visage) pour son roi de coeur CarloVII. Lumineux paysage de pastels, les costumes du Chœur, et vaillants guerriers de noir métal. Un régal, la nuée rouge infernal de diables pansus, gestes gluants et cornes de bouc, grimaces et ailes de chauve-souris -costumes d’Agostino Cavalca-…
La création vidéo est une des techniques les plus épatantes que l’opéra ait pu récupérer de nos jours. Ici, celle d’Etienne Guiol renforce pleinement la veine dramatique voulue par le duo Caurier/Leiser. A l’instar du monde médiéval, ses images rentrent littéralement chez la malade, l’immergent dans ses propres hallucinations. Scène1 du Prologue, la voilà encerclée de gigantesques batailles et d’immenses visages horrifiés courant sur les murs. Sous ces projections un chœur de villageois tourmentés conte les malheurs subis par l’armée française. Tout aussi remarquable, un ciel lapis-lazuli -celui de Pol et Jean de Limbourg dans Les Très Riches Heures du Duc de Berry- inondé de nuages mouvants, défilant derrière nos trois héros (ActeIII/Scène6). Giovanna chante alors son adieu à la terre, son père Giacomo désespère et CarloVII la veut toujours près de lui. Au sommet du décor le Chœur, inséré dans une frise, se joint à eux pour ce final au lyrisme sublime. En revanche, redondance et panne d’idées à la Scène5 du Prologue. Lors de la première rencontre Giovanna/CarloVII, les aussi monumentales que banales images pseudo-érotiques de mains baladeuses sur des corps n’apportent rien à la scène. Les mains de Giovanna, qui n’osent caresser le corps de CarloVII endormi, sont tellement plus intéressantes !
Rigueur des lumières de Christophe Forey, élégance et naturel des mouvements de foule et de démons-chorégraphie de Leah Hausman- complètent le haut-niveau de cette équipe artistique.
   C’est bien connu, nous les lyricomanes sommes des orpailleurs. Nous cherchons à l’infini ce métal précieux que l’on trouve dans les fleuves du son, cet or qui vient du plomb transformé par les chanteurs-alchimistes. Nous le voulons très ductile et malléable, inattaquable à l’air et à l’eau, filigranes ou feuilles, barres ou œufs d’or…Jamais plaqué, toujours poinçonné, il est fond du cœur et non décoration. Notre félicité est ce fil d’or des notes qui coud les soupirs du silence. Pour tout cet or du monde nous parcourons les terres théâtrales, vidéors et autres streamings si nous ne roulons pas sur l’or. Que le temps soit des blés ou de l’automne, nous les ouvriers de la paillette vocale filons des jours d’or et de soie lorsque les voix ont tous leurs carats. (Tentative de prose à partir de la définition du mot « or » dans Le Petit Robert).
Et d’or pur sont ici Anna Netrebko/Giovanna et Francesco Meli/CarloVII.
Le CarloVII de Meli, tout d’or dehors, est un personnage visuellement insensé ! Dans la logique de mise en scène, c’est une apparition, une image échappée d’un livre d’images. Il est fictif. Comme l’acteur de cinéma Tom Baxter (joué par Jeff Daniels), qui sort de l’écran (ou du film) pour aller rejoindre Cecilia, spectatrice dans la salle et amoureuse de lui (jouée par Mia Farrow), dans « La Rose Pourpre du Caire » de Woody Allen/1985. Cecilia dit de Tom Baxter : « Je l’aime mais il est fictif. », ce que pourrait très bien dire à propos de CarloVII notre malade/Giovanna…Meli incarne un CarloVII d’une grande originalité, alliant subtilement charme désuet de l’iconographie historique, prestance du souverain et séduction d’un bel canto romantique mâtiné d’héroïsme, proches de la perfection. « Caramello cantabile » l’ai-je surnommé, un des meilleurs ténors de cette première moitié de XXIème siècle !
Désormais légendaire, la Giovanna d’Anna Netrebko ! Les exploits vocaux de la diva embrassent, flamboyants, les faits glorieux de la sainte guerrière. L’ornement aisé et le cantabile sensible prient la vierge de Giovanna. L’armure rutilante magnifie l’infaillible vaillance et le slancio. Comme coups d’épée nue, les suraigus en déluge tranchent le destin de la combattante. L’essence du timbre est verdienne, à jamais, consistante pour le drame, malléable pour la musique. Chair du chant et densité du jeu euphorisantes chez La Netrebko.
Avec un peu moins d’assurance dans son premier air (Prologue/Scène3), Devid Cecconi, remplaçant Carlos Alvarez au pied levé, est un Giacomo à la prestation irréprochable. La ligne de chant est fiable, le style est chic. De temps en temps, son rond baryton a  la griffe charmeuse de l’italianità plus populaire, celle de la voyelle plus indolente, plus sentimentale.
Impeccables Dmitri Beloselsky/Talbot et Michele Mauro/Delil. Un Coro della Scala émouvant, très investi et bien préparé par Bruno Casoni.
   Riccardo Chailly, sur Arte, défend à juste titre la double importance historique et musicale de Giovanna d’Arco : opéra de passage vers la maturation, signaux vers les grands chefs-d’œuvre, grande distribution. Sa direction musicale a l’intelligence de l’équilibre. Donner de la couleur à foison à un Orchestra della Scala très déterminé, maintenir une énergie d’exécution vigoureuse sans jamais submerger le chant et rendre audibles à chaque instant les différents plans instrumentaux et vocaux. Inspiré par l’intensité de ce Verdi, il parvient à  redonner leurs lettres de noblesse à des pages souvent considérées sans grande valeur.

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