vendredi 7 août 2015

Pour l'amour de PELLEAS ET MELISANDE de Debussy - mes. Robert Wilson/Paris-Bastille/11.03.2012 et mes. Pierre Audi/Bruxelles-La Monnaie/streaming/05.2013 -

                                                                               




   Dimanche 11 mars 2012, Opéra-Bastille, le Pelléas et Mélisande -mise en scène Robert Wilson- reste en moi, voyage fascinant, à la croisée des chemins du son et du chant, de l’image et du mouvement, du mot. La route de Bob Wilson s’est inscrite pour l’éternité dans les notes de Claude Debussy et la poésie de Maurice Maeterlinck.
Les vagues sonores debussystes meurent aux pieds du chant et renaissent sempiternellement enlacées au dire. Philippe Jordan et l’Orchestre de l’Opéra National de Paris gravent dans le bleu bobwilsonien ces ondes inachevées mais cycles ininterrompus. Et l’immobilité de ce bleu en fond de scène exalte le magnétisme des voix et les couleurs généreuses d’un orchestre dont la lisibilité instrumentale de tous les instants est captivante.
Les mots de Maeterlinck façonnent un conte tragique mais demeurent suspendus lorsqu’ils ne disent plus, érodant les galets du visible, interrogeant sans cesse l’indéterminé de ces destinées.
La gestuelle de Bob Wilson, peut-être en partie inspirée par le théâtre extrême-oriental,  semble née d’une observation de l’humain aiguë, incisive. Tout y est évocation, tout reste en flottaison. Les personnages vont se toucher mais ne se touchent pas. Les gestes vont s’accomplir mais n’aboutissent jamais. Pourquoi finir un mouvement si son esquisse ou sa stylisation sont suffisamment éloquentes pour peindre un sentiment, une sensation, une action ? Ici le non-fini crée l’infini. Première rencontre (ActeI/Scène3), l’amour avenir de Pelléas et Mélisande est déjà dans leurs mains, si proches, qui goûtent l’autre sans même s’effleurer.
Mais, pour décrire des sentiments paroxystiques, la fureur jalouse et la passion d’amour, pour précipiter les inévitables destins, Bob Wilson casse ses propres codes, inclut le toucher dans sa gestuelle par deux fois, par deux moments cruciaux. D’abord, déclaration de guerre (ActeIII/Scène4), Golaud brutalise de ses mains le petit Yniold pour l’interroger à propos des rencontres de Pelléas et Mélisande. Puis, déclaration d’amour de Pelléas et Mélisande (ActeIV/Scène4), enfin leurs mains se nouent longuement et si fort !
La lenteur permanente des mouvements et des déplacements, admirablement fondus dans la musique, crée un état intérieur de perception décuplée. C’est par impressions épidermiques que le drame et sa représentation nous émeuvent, intimement.
   Au pays d’Allemonde tous sont animés d’ondes communicantes intenses, de vibrations à très longue portée.
Les sons flûtés, le verbe aérien de Mélisande/Elena Tsallagova épousent magnifiquement, mais sans lendemain, le timbre dense, le discours superbement stylé du Pelléas de Stéphane Degout.
Le soprano d’Elena Tsallagova  sied à Mélisande, sied à son passé impalpable, à son âme kaléidoscope mais meurtrie. Les dernières notes de l’opéra accompagnent vers le ciel cet ange immaculé qui vient de mourir et nous laisse le cœur serré. Ultime séquence allégorique d’une poésie et d’un dépouillement à couper le souffle.
Le chant de Stéphane Degout/Pelléas a la grâce et la force justement pesée du gymnaste aux agrès. A chaque instant on s’émerveille de la liberté du phrasé, de cette diction idéale, où le travail des voyelles est impressionnant, où chaque mot fait sens. L’alchimie du clair et de l’obscur est un trésor fondamental dans cette voix.            
La parole abrupte, dans le chant bouleversant du Golaud de Vincent Le Texier, heurte et déchire l’insaisissable amour de Pelléas et Mélisande. Vincent Le Texier est un Golaud inoubliable par un jeu soigneusement étudié et une violence minutieusement distillée, jusqu’à sa manifestation totale. ActeIII/Scène4, Golaud hisse Yniold sous les fenêtres de Mélisande, pour la surprendre avec Pelléas. L’action est mimée et le mime est parfait. L’expressivité et l’engagement corporel de Vincent Le Texier/Golaud et de Julie Mathavet/Yniold sont d’une puissance prodigieuse. En outre, le charme, la spontanéité, la gaucherie même du soprano enfantin de cet Yniold/Julie Mathavet éclairent ce monde triste et sombre.
Arkel/Franz-Josef Selig aux graves paternels, Geneviève/Anne-Sophie Von Otter au masque tragique et Le Médecin/Le Berger/ Jérôme Varnier à la noblesse délicate complètent l’excellence d’un plateau vocal, savourant son Debussy et peaufinant son Wilson.
   Immersion vitale dans ce pays d’Allemonde. Présences ferventes et plastique illuminée sur scène, sacerdoce debussyste dans la fosse, osmose sur tous les fronts. La fluidité de l’œuvre, son mouvement perpétuel, envoûtant, naissent de l’implacable précision d’ensemble, d’une synergie rigoureuse. Pour moi, totale fusion de deux titans, Claude Debussy et Robert Wilson.

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   Mai 2013/streaming/La Monnaie de Bruxelles et ArteLiveWeb, le Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, mise en scène Pierre Audi, s’il « représente le mystère » (Claude Jottrand/Forumopera/17.04.2013) invite au « tragique quotidien » (Maurice Maeterlinck, Le Petit Robert/1983). Le pays d’Allemonde de Pierre Audi est traversé par deux courants : celui surréaliste -décor d’Anish Kapoor, scénographie générale- et celui « néovériste » ou volonté de bâtir un drame de la vie ordinaire. La fusion entre surréalisme et « néovérisme » ne s’opère pas. Le théâtre psychologique l’emporte sur son environnement futuriste.
   En revanche, Ludovic Morlot et Pierre Audi réussissent une union idéale entre musique, voix et jeu d’acteur. Le Golaud de Dietrich Henschel est d’une violence inouïe. Stéphane Degout habite ici son Pelléas de la volonté farouche de l’amour et d’une émotion constante, à fleur de voix. Malgré sa calvitie éprouvante, Monica Bacelli compose une Mélisande extrêmement touchante. Geneviève/Sylvie Brunet-Grupposo est si belle de voix, d’allure. Yniold/Valérie Gabail est un véritable enfant et l’usure du temps va si bien à l’Arkel de Frode Olsen…
   Ce pays d’Allemonde est feu. Flammes rongeantes de destins inévitables, bûcher final de l’amour de Pelléas et Mélisande. Cette production gagne à être écoutée sans être vue, pour pénétrer le corps du chant, pour toucher du cœur le mystère debussyste, incarné par une équipe artistique énergique et sensible.

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DAPHNE de Richard Strauss, mes. Guy Joosten - Bruxelles/La Monnaie/streaming/10.2014 -


   Découvrir l’opéra Daphne de Richard Strauss (en streaming sur le site de La Monnaie/10.2014) est un moment marquant dans la vie d’un lyricophile, et d’autant plus fort lorsque ce premier voyage se fait à travers une mise en scène à l’imaginaire luxuriant (Guy Joosten) et une direction musicale captivante, au caractère à la fois héroïque et sensuel, (Lothar Koenigs).
   Mis à part quelques passages d’une saisissante impétuosité, cette partition (1938) annonce le lyrisme cosmique des « Quatre Derniers Lieder » (1946/1948), par ses immenses vagues exaltées et ses espaces infiniment mélancoliques.  Richard Strauss célèbre la poésie sibylline et raffinée du livret (Josef Gregor), son univers fabuleux, inspiré par la transformation de Daphné en laurier, racontée par Ovide dans ses « Métamorphoses », livre I.
   Mais, dans cette production, point de Grèce antique ni de Mont Olympe, point de paysages agrestes peuplés de solides bergers… A la place, un arbre gigantesque, refuge de l’innocente et idéaliste Daphné, qui rêve de communion avec la nature ; un escalier monumental qui la relie au pied de l’arbre ; et là, un monde contemporain, matérialiste et sans morale, foule bleue électrique de traders agités (Chœur et quatre comprimari), spéculant à tour de bras sur des tablettes numériques puis se vautrant dans la débauche. Guy Joosten propulse en d’autres temps et d’autres lieux ces figures humaines contradictoires qui font la légende de Daphné. Il en montre l’éternelle actualité : Daphné, l’ « écolo », caractère apollinien, dans sa recherche rigoureuse de vie en harmonie avec la nature, et son opposé dionysiaque, ce capitalisme hystérique (traders) qui, dans sa course effrénée à l’argent et aux plaisirs, se soucie peu de détruire la nature. Cette transposition, rondement menée, s’appuie sur des techniques visuelles impressionnantes et sophistiquées. L’équipe de mise en scène -décors (Alfons Flores/Fura Dels Baus), vidéo (Franc Aleu) et éclairages (Manfred Voss)- a su créer un climat surnaturel, qui nous tient constamment en haleine.
   Le plateau vocal, lui, est dominé par la Daphné de Sally Matthews et l’Apollon d’Eric Cutler. Sally Matthews est une Daphné bouleversante. Grâce de son ode à la nature, intensité et vérité du jeu dans la rencontre avec Apollon, sommet d’émotion son chant de peine éternelle à Leukippos, l’ami d’enfance  qui vient de mourir. L’exceptionnel n’est pas le timbre chez Sally Matthews. Certes, la technique vocale est belle, la projection remarquable, mais c’est sa science de l’équilibre entre voix, jeu et sentiment qui épate et nous donne la sensation suprême de naturel et de liberté dans l’interprétation. L’Apollon d’Eric Cutler promène sur scène sa grande carcasse un peu gauche, mais divinement virile. Onctuosité du legato, vaillance aisée, rondeur de la lumière…Une voix qui séduit, dont le panache et la plastique épousent admirablement les notes d’Apollon. Si Peter Lodahl/Leukippos touche par un timbre idéalement clair et juvénile, son chant semble parfois mis à rude épreuve par les difficultés de la partition. Gaea/Birgit Remmert et Peneios/Ian Paterson, respectivement mère et père de Daphné, forment un couple de riches capitalistes tout-à-fait crédibles, bien que caricaturaux. Le magnifique contralto de Birgit Remmert souffre malheureusement d’un vibrato qui parasite la ligne vocale. Tineko Van Ingelgem et Maria Fiselier campent deux jeunes femmes, un peu « fashion victims », (servantes dans le livret), pétillantes, drôlissimes et fort bien chantantes. Et n’oublions pas un Chœur de La Monnaie convaincant.            Dans la mythologie, comme chez Ovide, Peneios transforme sa fille Daphné en laurier, sur sa demande, afin qu’elle puisse échapper aux avances d’Apollon. Chez Richard Strauss, Apollon prie Zeus d’opérer cette même métamorphose pour se faire pardonner le meurtre de Leukippos et exaucer le rêve de nature de Daphné la pure. Guy Joosten accroît le sens de cette transformation fantastique -fin de l’opéra-, en y rajoutant un élément important, le feu. « La sève de la terre m’envahit doucement… » chante Daphné sur son arbre géant, totalement dévoré par les flammes (vidéo). Le chant s’arrête et on voit le corps de Daphné se graver dans le tronc encore brûlant (vidéo). Un éden orchestral accompagne cette fusion. Puis, Daphné réapparaît, apaisée, vocalisant sur la cime de l’arbre aux feuilles renaissantes (vidéo). Avec la résonance de l’accord final, de longs rayons de lumière arrivant des cieux irradient le décor. Image biblique. Guy Joosten a-t-il voulu souligner l’interdépendance entre la métamorphose, symbole de changement pour devenir soi, et le feu, symbole de régénérescence ou renaissance à la (sa ?) vérité, à la pureté, au bien ? (cf. Dictionnaire des Symboles, Ed. R.Laffont, de A.Gheerbrant et J.Chevalier).

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FIERRABRAS de Schubert, mes. Peter Stein - Salzbourg/25.08.2014/Medici.Tv -


  Il est important de regarder le Fierrabras de Franz Schubert, à Salzbourg le 25/08/2014, en replay sur Medici.Tv, pour ses magnifiques qualités musicales et non pour sa mise en scène (Peter Stein).
   Si cette dernière se révèle être un superbe livre d’images médiévales, collant parfaitement au livret, son statisme récurrent dessert une musique héroïco-romantique où lenteurs élégiaques et solennelles sont souvent de mise. Peter Stein semble ici cultiver l’osmose rythmique entre musique et mise en scène, quitte à alourdir la dynamique dramatique.
   Heureusement il y a la musique, et elle captive. Dans la fosse, Ingo Metzmacher (dm) et les Wiener Philarmoniker s’emploient à construire une structure rythmique vigoureuse, rigoureuse et indispensable chez Schubert où énergie de l’œuvre, relief de la ligne mélodique et impact du texte passent avant tout par le rythme. L’orchestre a un son net, franc, qui n’est pas sans rappeler celui de certains pianistes, accompagnateurs de liedersänger, -je pense en particulier à Gerald Moore.
La partition vocale, elle, contient peu d’airs pour solistes, mais est truffée de duos, trios, ensembles, souvent avec chœurs. Le Konzertvereinigung Wiener Staatsopernchor est parfaitement préparé, précision, musicalité, art consommé des nuances. Acte III/Scène IV, un chœur de chevaliers chrétiens, emprisonnés dans une tour par les Maures, chante « a cappella », moment céleste d’harmonies enchevêtrées, où se confondent naturel, simplicité et vive mélancolie des voix schubertiennes. L’équipe de solistes se distingue par une admirable cohérence de style. Le chevalier Eginhard de Benjamin Bernheim enchante par la clarté et la tendresse du timbre, (à suivre en Tamino à Dresde en décembre 2014 et  juillet 2015). Emma, sa bien-aimée, fille de Charlemagne, est la blonde Julia Kleiter dont la voix opaline rayonne de sincérité et d’innocence.  Noble et sévère Charlemagne de l’élégante basse Georg Zeppenfeld et Roland combatif de Markus Werba, baryton vaillant et chaleureux. Son amour est Florinda, fille de Boland, chef des Maures, incarnée par la très ardente Dorothea Röschmann, que l’on découvre dans un duo poignant avec l’impeccable Maragond de Marie-Claude Chapuis (ActeIII/ScèneII). Enfin, si le Boland de Peter Kalman semble être en méforme vocale, son Fierrabras de fils, Michael Shade, brille par un chant ciselé et émouvant.
   La belle âme chevaleresque de ce Fierrabras me transporte dans un monde qui serait peuplé d’opéras de Schubert. J’ai fait un rêve…

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ARTURO CHACON-CRUZ, ténor, 07/2013.

Duc de Mantoue dans Rigoletto de Verdi, au Festival d’Aix-en-Provence/07.2013.

Arturo Chacon-Cruz n’en est pas à son premier Duc de Mantoue. Il l’a été dans le Rigoletto mis en scène par Philippe Sireuil, à Liège en mars 2010.
Les progrès techniques obtenus en trois ans sont considérables. « Piàn, piàn », il se dirige vers l’excellence du chant.
En 2010 ce beau brin de voix avait encore le souffle court et les vocalises douloureusement savonnées. Son Duc de Mantoue sonnait, par passages, plus laborieux que libertin ! Mais on notait déjà, chez lui, la vaillance qui vient des tripes et l’émotion qui cherche à se donner.
Et bien nous y voilà, dans ce Rigoletto, mis en scène par Robert Carsen, au Festival d’Aix/2013, Arturo Chacon-Cruz revêt l’habit de lumières du professionnalisme. Ramon Vargas, son professeur -et quel maître !- est passé par là : la voix s’est assouplie, les vocalises coulent de source, les aigus rayonnent…Bref, la respiration s’est optimisée, le diaphragme est bien plus maniable et maîtrisé, l’agilité vocale s’installe. En route vers un souffle en béton ! L’assurance et la confiance sont, elles aussi, perceptibles. Bravo !
Attention à ne pas surjouer : ce qui détruit la ligne de chant et le style musical au profit du mot prononcé et des mimiques. Défaut perfectible.
Constat évident, Arturo Chacon-Cruz est sur la route des étoiles.

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JOSE CURA, ténor, 09/2013.

Le tissu vocal de José Cura est une magnifique terre de contrastes : fils de velours, soie et jute entrelacés, alliage puissant de l’imposant , de la légèreté et de la robustesse.
C’est aussi un volcan au magma généreux mais aux flancs alanguis, comme sous un soleil à son zénith.
Le parfum de ce chant est unique, dont chaque effluve, d’ambre et de lys mêlés, laisse la certitude d’une rencontre musicale remarquable.
L’émission est précise, le legato solide et le phrasé châtié.
Le Canio et l’Otello de José Cura demeurent gravés en moi.
Son Canio et le désespoir incommensurable dans les notes de son « Vesti la giubba ». Son Canio qui fait pleurer.
La saisissante musique de son Otello, dont la faiblesse intérieure n’a d’égale que sa force physique, dont la violence explosive côtoie une infinie tendresse. Interprétation troublante de justesse, de vérité.
Dans son chant -comme dans ses entretiens- José Cura est profondément authentique.

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LA TRAVIATA de Verdi, mes. Dmitri Tcherniakov - Milan/La Scala/07.12.2013/Arte -

De Giuseppe Verdi, livret de Francesco-Maria Piave,
Ouverture de La Scala, le 7 décembre 2013, sur Arte.

Pas si moderne que ça, La Traviata « façon Tcherniakov » ! Pas iconoclaste pour un sou et ne méritant pas, in fine, huées et sifflements.
La Traviata par Tcherniakov c’est avant tout une Violetta qui choque, mais séduit, parce que sans fragilité. Femme mûre, forte, dure, à la sensibilité révélée sur le chemin de sa mort. La qualité de cette mise en scène réside dans l’intensité de la « progression-destruction » de Violetta.
« Oh come son mutata » -Acte III- Prodigieuse Diana Damrau ! Sa transformation, de jeu et de chant, est constante d’acte en acte. Amoureuse de son rôle, gourmande de son art, Diana Damrau irradie la scène d’un son idéalement pur et rond.
Son Alfredo/Piotr Beczala a la voix magnétique : timbre plein, palpable, chaud. Sa brillante prestation rend incompréhensibles les huées qui l’accueillent au final. L’Alfredo de Piotr Beczala reste le romantique, l’amoureux fou dépeint par le livret initial. Par son chant, Beczala parvient -et tant mieux- à gommer les contours du personnage voulu par Tcherniakov, qui semble rechercher un Alfredo plus lâche, plus infantil et plus grand bourgeois rigide qu’amoureux de Violetta.
Force est de constater que Tcherniakov détricote lui-même la crédibilité et l’impact de sa mise en scène. Par ses obsessions : la poupée bleue, le camélia rouge qui voyagent sur scène, le lustre central, totem qu’il nous impose trop régulièrement -dans Macbeth, Don Giovanni et Traviata !-…Par son humour , sans grâce ni légèreté, à travers certains comportements et accessoires : l’hyper activisme d’Alfredo au II, à l’annonce du départ de Violetta, la boîte de gâteaux au III, cadeau à Violetta mourante…Et j’en passe…
N’oublions pas le noble phrasé verdien du Giorgio Germont de Zeljko Lucic, belle voix pour Rigoletto, une Mara Zampieri touchante en Annina, étoile filante soutenant l’étoile Damrau, des comprimari et un chœur de qualité, Daniele Gatti et l’orchestre de La Scala dans une lecture déchirante et incisive.
Par bonheur, il existe des gardes-fou à l’expansion de l’ego tcherniakovien : l’excellent plateau vocal, cette direction musicale sensible et la partition de Verdi, éternelle Traviata, dont les pouvoirs sonores et affectifs engloutissent -en fin de compte !- les élucubrations hasardeuses de cette mise en scène, la rendant somme toute assez acceptable.

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LES CONTES D'HOFFMANN d'Offenbach, mes. Richard Jones - Munich/12.2011/ArteLiveWeb -

                                                                                   
De Jacques Offenbach, livret de Jules Barbier, à Munich/12.2011/sur ArteLiveWeb.

   Le « son-Offenbach » des Contes d’Hoffmann distille une mélancolie profonde, permanente et sotto voce. Dimension non intégrée par Richard Jones dans sa mise en scène de Munich. Il a gardé l’humour -et le grinçant- mais pas le désespoir. R. Jones a dénaturé cet opéra.
Les qualités interprétatives du plateau vocal sont gâchées par une esthétique scénique d’un volontaire et immense mauvais goût, surligné par un éclairage violent et assassin. Pauvres Rolando Villazon et Diana Damrau, entre autres ! Mais que diable allaient-ils faire dans cette galère ? Immergés dans tant de laideur, leurs prestations vocales ont le goût de l’effort et leurs personnalités respectives semblent étrangères à la monstruosité ambiante. Les sensations auditives sont parasitées et défigurées par ce théâtre cauchemardesque. Pourtant Richard Jones nous a donné au Royal Opéra House un très fort Trittico de Puccini…Si quelques gags sont parvenus à me faire rire, dans ces Contes, j’ai sérieusement regretté la mise en scène si fine de Robert Carsen, à l’Opéra-Bastille en 2010.
Performances vocales mises à part, je considère comme une erreur fondamentale l’utilisation d’une seule cantatrice, ici Diana Damrau, pour les trois rôles d’Olympia, Antonia et Giulietta, plus celui muet de Stella. L’incarnation de ces quatre femmes par une seule ramène à la vraisemblance, à une banale réalité, ce qui doit rester mystère, fantastique, dans ces Contes d’Hoffmann. L’oeuvre perd ainsi sa substance de conte, son noyau vital. Imaginaire et musique s’en trouvent appauvris. Dommage !

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HAMLET d'Ambroise Thomas, mes. Olivier Py - Bruxelles/La Monnaie/streaming, 12/2013 -

                                   
   A La Monnaie, en streaming, décembre 2013, un exceptionnel Hamlet d’Ambroise Thomas. Forces magiques, fruits d’une synergie rigoureuse entre les différents arts présents. Musique et chant d’une modernité absolue, au naturel d’interprétation évacuant toute emphase pesante et sculptant radicalement la vigueur du drame. Théâtre portant la musique et les voix dans des images et des sentiments traversant les siècles.
Les fantastiques décors de Pierre-André Weitz évoquent pour moi les gravures de Maurits Cornelis Escher (1898/1972, Maisons d’escaliers, Relativité, Haut et bas, Concave et convexe) : précision extrême des lignes et mouvements envoûtants. Dans cet univers si noir d’escaliers monumentaux, de voûtes, colonnes et souterrains, la beauté des lumières de Bertrand Killy -surtout les blanches !- rehausse l’architecture de Weitz et dévoile, parfois brutalement mais divinement, les folies dévastatrices des âmes.
Sobriété et simplicité dans la gestuelle et les déplacements, mais recherche d’une expressivité extraite des profondeurs du chant, Olivier Py met en scène admirablement un plateau de chanteurs-acteurs « allumés ».
Tout simplement génial, Stéphane Degout en Hamlet délivre un chant accompli et serein. La voix s’est élargie, le jeu s’est épuré, on peut voir la différence avec la même mise en scène/Vienne/2012/sur YouTube. A chaque instant on s’émerveille du phrasé, de la diction,  ou encore du style.
« Voix soeurs » pour Hamlet et Ophélie, proches par la concentration du son, par la densité constante de l’émission. A écouter dans leurs duos « Doute de la lumière… », puis « Allez dans un cloître, allez Ophélie… »
Olivier Py a voulu la blancheur -manichéenne ?- pour son Ophélie et Lenneke Ruiten l’a habitée d’innocence et de résignation. Ses airs « Adieu dit-il, ayez foi… » et « A vos jeux mes amis… », vidés de tout désir charnel, n’en sont que plus hallucinants. Son registre aigu est d’une aisance et d’une richesse remarquables.
Sylvie Brunet-Grupposo, Reine Gertrude vénéneuse et infernale, brûle d’un engagement total et passionne de bout en bout. Seul bémol, elle semble parfois à la limite de ses possibilités vocales. Comme toujours, Vincent Le Texier est un chanteur-acteur sincère et généreux. Son Claudius sonne profondément juste. Rémy Mathieu/Laërte a un joli brin de voix, à suivre ! Les comprimari et les Chœurs de La Monnaie sont impeccables.
Marc Minkowski, notre griot blanc, insuffle une vie nouvelle à cet Hamlet. Ce chef, anciennement dansant, a su importer cette dynamique vivifiante, ce « rythme organique » (Paavo Järvi/Diapason/01.2014) qui viennent de son vaste passé de baroqueux. Toute partition du XIXème français, touchée par la grâce de sa baguette, trouve énergie et relief.
L’intelligence et les intenses qualités artistiques de cette production nous ouvrent les portes de l’Hamlet d’Ambroise Thomas, celles d’une musique où chaque note crée  du théâtre.

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LUCREZIA BORGIA de Donizetti, mes. Guy Joosten - Bruxelles/La Monnaie/streaming, 03/2013 - LA BORGIA RENAISSANCE -

                   
   Fascinant Lucrezia Borgia de Donizetti (en streaming sur le site de La Monnaie de Bruxelles/03.2013) ! Un Donizetti entêtant, envoûtant, musc et ambre mêlés, servi par un plateau vocal ardent, le cœur dans la voix. Cela malgré une mise en scène inégale.  
   Les univers choisis par Guy Joosten (metteur en scène), fête foraine et cirque, s’emparent efficacement de cette œuvre, MA… l’on se prend à rêver d’ambiances du Caravaggio, comme les portraits du « Fanciullo con canestro di frutta» pour Gennaro ou du « Bacchus malade » pour Maffio Orsini. Le Caravage colle à la peau de Lucrezia Borgia, temps historique, monde cruel, obscur et orgiaque et enfin, comme sur la planète belcantiste donizettienne, peintures d’affects exacerbés, contrastes ingénieux et récurrents.
   Néanmoins on est littéralement pris aux tripes et l’on y revient quotidiennement à ce Lucrezia Borgia au Cirque Royal de Bruxelles. Ici, la performance vocale devient évidence.
   Silvia Tro Santafe/Maffio Orsini resplendit d’entrée dans son premier air « Nella fatal di Rimini » -moins connu mais aussi captivant que « Il segreto per esser felice »- Belle concentration d’harmoniques pour une densité sonore optimum, précision et dynamique dignes d’une Fiorenza Cossotto. Feu et velours, douceurs d’ocres brunes, caressantes moirures cerise, profondeur d’aigue-marine et lumière d’émeraude, le timbre de Tro Santafe, entre glorieux suraigus et graves androgynes, se consume.
   Difficile de ne pas succomber au Gennaro de Charles Castronovo ! Sa musique, naturelle, son personnage, juste et équilibré. Castronovo savoure immensément le phrasé donizettien, en épouse totalement les vibrations romantiques. Son instrument s’épanouit, « se kaléidoscope ». Quel régal ! Après un Vincent/Mireille/2009/Garnier et un Alfredo/Traviata/2012/Aix nettement moins convaincants.
   Quelle fougue, quelle vaillance dans le Don Alfonso de Paul Gay ! -bien qu’il n’y semble pas complètement à l’aise- Son baryton-basse allie, avec bonheur, simplicité et séduction d’une ligne toute mozartienne à des couleurs véhémentes et verdiennes.
   La vocalise à fleur de peau, la sensibilité pour ancrage, la technique comme fondation, la sincérité pour ligne force, le don de soi comme philosophie, enfin, le chant pour la vie, Elena Mosuc nous emporte dans sa Lucrezia Borgia, oscillant entre femme et monstre. Mosuc s’élève au rang de ses prédécesseures, grandissimes tragédiennes et éminentes virtuoses.
   Ce quatuor de « primari » signe « la Borgia renaissance », balayant d’un revers vocal tout ce qui peut paraître conventionnel à nos oreilles du XXIème siècle, insufflant une vie insolente, généreuse, perpétuelle à cette partition si injustement délaissée par les scènes lyriques.

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jeudi 6 août 2015

IL TURCO IN ITALIA de Rossini, mes. Christopher Alden - Aix/11.07.2014/Arteconcert -

                             
   Il Turco in Italia (Rossini) du Festival d’Aix/2014 a jeté l’ancre au Théâtre de l’Archevéché pour la réjouissantissime représentation du 11 juillet, sur Arteconcert.
   Quid de la mise en scène de Christopher Alden ? « Marthalérienne » (di qua), « rien » (di la),
« jubilatoire » (si, si ! ), « potache » (aussi), « intelligente » (ah oui ! ). Ainsi gazouillent nos gazettes… Permesso ! La direction d’acteurs de C.Alden est soignée aux petits oignons et domine l’ensemble de cette production. Le cocon esthétique dans lequel s’ébattent nos trublions rossiniens en devient presque secondaire tant nous sommes happés par la force de leurs personnages.
Le plus épatant est le Prosdocimo de Pietro Spagnoli, incontournable fil conducteur de cette affaire. C’est le poète en mal d’inspiration qui tire des évènements autour de lui le texte du dramma buffo qui lui a été commandé, tout en s’autorisant à orienter l’avenir de ses héros bien réels. Tout de silence et de chant, de mime et de contemplation, les mains volant dans les airs ou en rythme sur sa petite machine à écrire (qui ne fait pas de bruit sur Arteconcert !), le regard toujours en éveil, un corps très expressif, P.Spagnoli nous embarque dans ses élucubrations d’écrivain, musicien impeccable et grand comique. Son compère en « italianità » est « THE » maestro di sillabato, l’inusable et encore frais Alessandro Corbelli, ici Don Geronio. C’est toujours par le sérieux le plus invraisemblable que A.Corbelli se transforme en buffo absolu pour nous surprendre. Mais le turco un beau jour débarque. Le Selim de Adrian Sâmpetrean a tout du beau gosse de banlieue. Pourtant son ramage vaut largement son plumage. Toute la technique du séducteur rossinien dans les notes et dans le jeu. « Bella Italia alfin ti miro » et « Perchè una fiamma insolita » (ActeI/ScèneVI) nous révèlent les profondeurs d’un timbre sombre et grisant. La Fiorilla d’Olga Peretyatko ne s’y est pas trompée, elle qui, délaissant son barbon de mari Don Geronio, poursuit notre turc de ses charmes irrésistibles. Œil vif, aigus assassins, rubato de la hanche, sexy-épanchements, vocalises con fuoco, Olga brûle coeurs et planches de son Rossini décapant. Narciso/Lawrence Brownlee soupire après la belle Fiorilla, qui ne fait pas cas de lui. Ici, Narciso est un malade mental léger dont le haut du corps reste voûté et figé dans ses déplacements. Chanter ce rôle dans une telle mise en scène s’avère difficile, la position corporelle demandée n’étant pas recommandée pour un buon canto. L.Brownlee relève le défi et nous émerveille par sa saisissante incarnation. Parfois on remarque tout de même moins de brillance et d’insolence dans la voix qu’à l’accoutumée. Et c’est finalement la plus moche de tout le quartier, Zaïda/Cecelia Hall, qui fait chavirer le cœur du beau gosse Selim. Joli mezzo, semblant manquer de confiance en elle, C.Hall s’améliore nettement au cours de la représentation. L’enthousiaste Albazar de Juan Sancho, soupirant délaissé par Zaïda, nous touche par ses talents scéniques, malgré une technique vocale encore jeune. Zingari et Coro, l’Ensemble Vocal Aedes fait montre d’un métier solide.
   Mis à part quelques décalages vite surmontés, Marc Minkowski et les Musiciens du Louvre/Grenoble nous délivrent un Rossini bien balancé. Mille sentiments, rondeurs, couleurs, pointes d’ironie, mais manque un zeste de légèreté.
   Un DVD me semble indispensable, essentiellement pour l’excellence des chanteurs-acteurs.

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LE BARBIER DE SEVILLE de Rossini, mes. Coline Serreau - Paris/Bastille/10.06.2012 -


   Rossini ne supporte pas la médiocrité, jamais et sous aucune forme. Un plateau de chanteurs de base virtuose y est requis. Et c’est déjà cette maîtrise du chant rossinien qui  transporte. Lorsque viennent s’y rajouter une mise en scène complice et une direction musicale raffinée, j’exulte ! Ce dimanche 10 juin 2012, à l’Opéra-Bastille, Le Barbier de Séville était enchanteur, irrésistible, buffissimo !
   Marco Armiliato à la baguette nous a servi une ouverture aux nuances exquises, dispensées par un Orchestre de l’Opéra National de Paris bien décidé à nous séduire d’entrée de jeu. Légèreté, précision sonore et vélocité d’exécution ont fait ressurgir en moi cette image de Giovanni Antonini du Giardino Armonico : « Il faut penser la musique comme des rubans qui s’élancent vers le ciel », Classica/02.2010/Olivier Bellamy.
   La mise en scène de Coline Serreau, elle, se fond dans Rossini, c’est ce qui fait sa force. La débauche de couleurs, leur luminosité, la profusion des ornements arabo-andalous des décors de Jean-Marc Stehlé et Antoine Fontaine font sans cesse écho à l’élégante et chatoyante dentelle des notes. Les scènes d’ensemble sont particulièrement bien exécutées et désopilantes. Entre burlesque et humanité, chaque personnage est bien dosé. Ce qui n’est pas sans rappeler le jeu d’acteurs du film « Trois Hommes et un couffin »,  marqueur de la Coline Serreau’s touch ! L’apparition des portraits de Rossini et Beaumarchais au moment des applaudissements est un hommage formidable et une idée à pérenniser.
   Et quel cast de choc ! Après un Valentin passionnant (Faust), et un Silvio plutôt fade (Pagliacci), le baryton Tassis Christoyannis fait ici merveilles dans un Figaro attachant. Le Conte di Almaviva d’Antonino Siragusa virevolte de pianissimi impalpables en vocalises-mitraillettes, pour finir par un « Cessa di più resistere » fulgurant, ballon de football aux pieds. Timbre sombre et confortable, sillabato parfait, Maurizio Muraro est un Bartolo impressionnant. Son compère, Carlo Cigni en Basilio, n’est pas en reste, belle « Calunnia ». L’ « aria di sorbetto » de Berta/Jeannette Fisher, « Il vecchiotto cerca moglie » est transformé en air smurfé, détonant, digne d’une grande comédie musicale. Quant à la Rosine de Karine Deshayes, c’est la voix du bonheur, un bonheur gourmand, à la jeunesse insolente, à l’appétit de vivre démesuré. Longue vie à ce radieux instrument, à la pâte pulpeuse et tonique d’une extrémité à l’autre de sa tessiture !
   Le Barbier de Séville est, paraît-il, une des opéras les plus représentés au monde. Quoi de plus normal, car « Barbier » est un élixir, une potion magique balayant les ombres infernales de la tristesse pour initier à la jubilation.

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mardi 4 août 2015

TOSCA de Puccini, mes. Pierre Audi - Paris/Bastille/19.10.2014 -

                                       
  Est-ce une recette visuelle éculée que de mêler l’ancien et le moderne dans une mise en scène d’opéra ? Non, si ce procédé  a du sens. Dans la mise en scène de Tosca par Pierre Audi à l’Opéra-Bastille (vue le 19.10.2014, puis sur Culturebox) ce parti-pris permet de traduire avec pertinence toute l’ambivalence de la partition de Puccini, brillant des derniers feux du belcanto romantique (19ème et papa Verdi), mais s’affirmant largement dans l’utilisation du chromatisme (cousin Debussy) et tirant quelques leçons des formes wagnériennes. Chez Pierre Audi il y a les images anciennes de Tosca, celles inscrites dans son histoire pour l’éternité : les personnages aux élégants costumes d’inspiration 19ème (Robby Duiveman), le mobilier style Empire et la décoration très fouillée chez Scarpia Palazzo Farnese (au II), sans oublier les jeunes soldats napoléoniens du peloton d’exécution (au III). Et puis il y a la modernité qui enveloppe ce noyau historique, celle du décor (Christof Hetzer), celle de l’utilisation de l’espace et celle de l’imaginaire. D’abord la croix, dont les proportions colossales épousent admirablement les profondeurs de la scène et le volume de la salle, église au I (Sant’Andrea della Valle), coiffant l’antre de Scarpia de son influente protection au II, menace et sentence de mort au III. Sa sévère simplicité se fond littéralement dans l’architecture des lieux. Au II, les murs de chez Scarpia ont tout d’un Mondrian, couleurs tranchées bordées de noir, rouge cerise, bleu ciel et blanc. Et c’est par le rouge que fusionnent murs abstraits et mobilier napoléonien. Pas de Castel Sant’Angelo au III, mais un paysage aux étranges arbres morts, que Pierre Audi qualifie de « pasolinien » et qui m’évoque plutôt l’irréelle réalité de certains Dali.
Pourquoi ce tollé général à propos du tableau « Les Oréades » de William Bouguereau, peint sur la croix-église au I ? Après tout, Marie-Madeleine n’a pas toujours été une sainte ! Et la messe est toujours célébrée dans une Chapelle Sixtine dont les fresques de Michel-Ange regorgent de nus largement aussi sensuels que les nymphes de Bouguereau ! Pour la seconde partie du I, épatantes images filmées de Denis Caïozzi. La perspective plongeante sur la croix met en relief l’arrivée galvanisante de Scarpia, celle grandiose des prélats dorés et la foule du toujours foudroyant « Te Deum ». Comme le dit si bien Christian Peter (Forumopera/28.10.2014), « le deuxième acte est sans conteste le plus réussi ». Surprenant décor « abstracto -napoléonien » , minutieuse direction de chanteurs-acteurs, plateau vocal ardent (première distribution). Un travail à la hauteur de cet acte dramatiquement parfait. Et toujours au II, une très belle idée : faire sortir Scarpia au moment du « Vissi d’arte » de Tosca. Cette prière à Dieu, sincère et implorante, ce
« dolcissimo con grande sentimento » a besoin de solitude, de recueillement et n’a que faire de la présence d’un Scarpia abject de perversité. Quant au III, Yannick Boussaert (Forumopera/10.10.2014) le trouve « problématique ». La transposition de la scène du Castel Sant’Angelo en paysage abandonné fonctionne, mais le résultat est décevant car la réalisation en est mal ficelée et la direction des acteurs et des chanteurs est incertaine. Seul le chant ici enivre. Reste la mort de Tosca. Pierre Audi la réinvente. Le traditionnel saut dans le vide est remplacé par un énorme tissu noir satiné qui dégringole des cintres, alors que Tosca rejoint un soleil de lumière blanche aveuglante en fond de scène. Allégorique, sobre, marquant, une vraie émotion esthétique. Mais n’est-elle pas réservée aux happy-few qui connaissent déjà la mort de Tosca dans le livret ?    Standing ovation pour les grandissimes Martina Serafin, Marcelo Alvarez et Ludovic Tézier dimanche 19 octobre 2014. Port majestueux et chaleur du timbre cuivre rouge, Martina Serafin est une Floria Tosca qui force le respect par un engagement total. Le jeu est toujours juste, la voix ample et superbement menée. Parfois, quelques aigus un peu durs, parfois un peu moins épanouis -dans ce dernier cas peut-être un choix prudent. Martina Serafin a la féminité resplendissante de Floria Tosca. Marcelo Alvarez/Mario Cavaradossi ou le don absolu de la voix. Il faut le regarder utiliser son corps et nous en donner la substantifique moelle sonore. Il ne lésine pas sur la générosité, Marcelo Alvarez ! La voix irradie, vous prend le cœur. Les nuances caressent l’oreille. Marcelo Alvarez ou l’amour de la nuance. Et, n’en déplaise à ses détracteurs, les fameux tics de ténor disparaissent petit-à-petit et le jeu s’améliore à chaque fois un peu plus. Un excellent ténor, avec les quelques tics qui lui sont nécessaires, vaut mieux que tous ces bons acteurs mais très médiocres chanteurs qui nous sont servis sur de grandes scènes de nos jours ! Quant à Ludovic Tézier, que je surnomme « triple ganache », il ne déçoit jamais. Entendu dans neuf rôles, à chaque fois une performance. Un Scarpia plus serpent que fauve, sadisme venimeux, violence des puissants et vice dans la peau. Un chant superlatif pour cette incarnation recherchée. E dopo il ventaglio, aspettiamo il fazzoletto ! - et après l’éventail (Scarpia), nous attendons le mouchoir (Iago).  On ne se lasse jamais de la belle voix de Wojtek Smilek en Cesare Angelotti, chez Audi comme chez Schroeter. Un Spoletta, Carlo Bosi, au chant cinglant à  souhait. Un bon Sagrestano, Francis Dudziak -mais j’ai un faible pour celui de Matteo Peirone (chez Schroeter).
   La direction musicale de Daniel Oren est d’un grand classicisme et c’est peut-être ce qui au fond déplaît. Benoît Jacquot qualifiait Tosca d’opéra « boîte à nerfs » (Le Monde de la Musique/09.2001/François Lafon) et c’est cette dimension qui manque à l’interprétation de Daniel Oren.
   En tout cas, je conseille vivement de voir ou de revoir ce Tosca sur Culturebox.

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Deux MANON LESCAUT de Puccini - ROH/ciné-live/24.06.2014/mes. Jonathan Kent et Baden-Baden/Arteconcert/16.04.2014/mes. Richard Eyre -

                     
Voir deux Manon Lescaut (Puccini) à deux mois d’intervalle et succomber à la tentation de la comparaison…
24 juin 2014, au cinéma, en direct-live du Royal Opéra House, de passions violentes en sentiments tendres, de notes acérées en nuances délicates, la Manon Lescaut dirigée par Antonio Pappano est théâtre incandescent, destins inéluctables. Celle de Simon Rattle, à Baden-Baden en avril 2014 (Arteconcert), est quête d’amour absolu, contée par les phrasés infinis des Berliner Philharmoniker. Pappano est terre et feu, Rattle eau et ciel. Leurs deux musiques sont exaltantes et vérités pucciniennes.
Au ROH, le complice de Pappano à la mise en scène est Jonathan Kent -le faiseur d’un Don Giovanni (Mozart) jubilatoire, à Glyndebourne en 2010, avec Gérald Finley et Luca Pisaroni (en DVD et sur Medici.tv). Embarquement immédiat dans son théâtre tourbillonnant, à l’énergie torrentielle. Mélange détonant d’un imaginaire fécond et d’une remarquable minutie, preuve en est une direction de chanteurs-acteurs où rien n’est laissé au hasard. Sa transposition de Manon Lescaut à notre époque, dans le monde de la prostitution et du reality-show, fonctionne, presque sur l’ensemble de l’opéra. A Baden-Baden, le metteur en scène Richard Eyre a lui aussi réussi la transposition de sa Manon Lescaut qu’il a située à Paris, sous l’occupation allemande. Des images à l’esthétique soignée, une grande poésie au III et au IV, une mise en scène solide et dynamique. Mais Jonathan Kent remporte mon adhésion par sa virtuosité, et ce malgré un mauvais goût ostentatoire par moments et un esprit racoleur -dans les scènes sexy-sexuelles-, du second degré très certainement mais lassant à la longue. La mise en scène de Richard Eyre, elle, reste un splendide écrin aux ardents ébats vocaux des chanteurs. Cette Manon Lescaut de Baden-Baden a le poids de la musique, mais lui manque le choc du théâtre.
Venons-en au chant. Désolée pour les fans de Jonas Kaufmann -dont je fais partie aussi- mais son Des Grieux au ROH n’est pas meilleur que celui de Massimo Giordano à Baden-Baden. Certes J.Kaufmann et M.Giordano n’ont pas le même type de voix et de ce fait l’équilibre sonore entre orchestre et chant est certainement plus facile à obtenir pour J.Kaufmann. Mais qualitativement leurs deux Des Grieux se valent. Des techniques vocales magnifiques au service de deux Des Grieux, les plus « hot » du monde,  pour M.Giordano version désespoir et  pour J.Kaufmann version tendresse. L’un comme l’autre donnent tout dans ce rôle si exigeant.
Au ROH, Kristine Opolais est une Manon Lescaut au physique avantageux, formant un couple de rêve avec le séduisant Des Grieux de J.Kaufmann. Elle touche par une grande expressivité, un jeu intense et un chant châtié. Mais je lui préfère la Manon Lescaut de Eva-Maria Westbroek à Baden-Baden (et à Bruxelles en 2013) dont les notes sont sensualité et morbidezza, peut-être à cause d’une voix plus large et d’un legato souverain donnant toute leur fluidité aux phrasés pucciniens. La Manon Lescaut de Kristine Opolais est une prise de rôle. Lui manque-t-il tout simplement la maîtrise et l’aisance qu’apportera la maturation de son interprétation ?
Tutto a posto (tout va bien) en ce qui concerne les seconds rôles et le chœur, au ROH comme à Baden-Baden.
Au final, deux productions diversement marquantes…

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MANON LESCAUT de Puccini, mes. Richard Eyre - Baden-Baden/16.04.2014/Arteconcert - VERTIGES DE L'AMOUR -

Manon Lescaut de Giacomo Puccini, livret mis en forme par sept auteurs différents…

   Il faut regarder Sir Simon Rattle diriger l’Intermezzo qui précède le III  de cette Manon Lescaut de Puccini (Festival de Pâques/Festspielhaus/Baden-Baden/16.04.14/ArteConcert). Il vibre au solo du violoncelle, il se laisse envahir par les raffinements de ses Berliner Philharmoniker, il vit l’ivresse des vagues pucciniennes…Les transports romantiques, douloureux et fous de cette partition naissent dans une fluidité absolue de la phrase musicale et les Berliner Philharmoniker, dans un legato stupéfiant, chantent chaque seconde avec le plateau.
   Un chœur, le Philarmonia Chor Wien, toujours efficace et un plateau très homogène, du moindre comprimario aux protagonistes du drame. L’Edmond de Bogdan Mihaï respire toute la légèreté et l’aisance requises par sa jeunesse estudiantine. La basse classieuse de Liang Li promène la morgue de Géronte de Ravoir. Et Magdalena Kozena, en chanteur de madrigal, nous emballe ses graves élégants d’une ironie féroce. Lester Lynch/Lescaut allie chant qualitatif et spontanéité théâtrale avec une facilité déconcertante.
Des Grieux est un rôle hors-norme et impitoyable, où le chanteur navigue, d’un bout à l’autre de l’opéra, dans les haut-médium, aigus et suraigus, sans presque jamais descendre dans le médium et le grave, et sans pratiquement quitter la scène.  Massimo Giordano est un Des Grieux de haut-vol. Vaillance de l’extrême, simplicité dans le jeu, vérité d’un chant ardent et sensible, parfois
« alla Di Stefano ». Si la flamme amoureuse de Des Grieux est véhémente, celle de Manon Lescaut est sensuelle et se déploie en phrases interminables, aux tenues de souffle athlétiques, aux nuances complexes et aux suraigus abondants. Renata Scotto considère Manon Lescaut comme « sans doute le rôle de Puccini le plus difficile vocalement » (Le Monde de la Musique/ 08.2004). Eva-Maria Westbroek a les notes de Manon gravées en elle, depuis sa prise de rôle à Bruxelles en 2013. Elle en a le timbre couleur chair et la voix image du corps, ronde, généreuse, libre, incandescente.
   La mise en scène de Sir Richard Eyre s’inscrit dans une volonté de réalisme. Si l’esthétique y est importante et soignée, elle ne soumet pas le déroulement de cette Manon Lescaut à la toute-puissance du visuel et des signifiants -très « dans le mouv’ », aux effets souvent faciles !- La direction des chanteurs-acteurs est solide et dynamique, les mouvements de foules naturels et harmonieux. La transposition du livret sous l’occupation allemande à Paris fonctionne très bien, hormis une incohérence au III, où il est fort peu probable qu’il y ait eu des déportations de prostituées en Amérique à cette époque. Paradoxalement, ce III reflète parfaitement l’atmosphère du drame, avec son décor poétique, au sinistre bateau d’ailleurs décrit dans la partition. Au IV, nous sommes « privés de désert » (Catherine Jordy/Forumopera.com/24.04.2014), certes, mais rassasiés de vertiges de l’amour ! Seul regret, le costume de Manon, au I, qui désavantage franchement EM. Westbroek.
En conclusion, cette mise en scène puise impact et énergie dans l’action, et c’est là que réside son panache.

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LA FANCIULLA DEL WEST de Puccini, mes. Nikolaus Lehnhoff - Paris/Bastille/16.02.2014 - THE GOLD AND MOVIE LAND -

Le pays de l’or et du ciné…
La Fanciulla del West de Giacomo Puccini, livret de Guelfo Civinini et Carlo Zangarini,
Opéra-Bastille, dimanche 16 février 2014.

  Certes, d’aucuns rêvaient d’un grand western sur la scène de l’Opéra-Bastille, avec des canassons, des vrais, et aussi l’odeur du crottin. « Hip, hip , hurrah ! » Et tout plein de beaux cow-boys, des blonds, des bruns, des roux, aux torses nus, aux chemises à carreaux et foulards négligemment noués autour des cous, grimpant et courant partout, se roulant dans la poussière en tirant des coups de pistolets tournoyants. Et l’odeur des cartouches. Et les portes du saloon qui claquent en grinçant. Et le whisky coulant à flots… Ah, les westerns de notre enfance ! Nous aurions tant aimé en revivre un chouia, en live, avec La Fanciulla del West à Bastille. « Dooda, dooda day ! » C’est une petite musique du regret et de la frustration qui s’entend dans les papiers de certains de nos critiques adorés, ainsi que chez une partie du public. Mais, soyons sérieux, nous avons passé l’âge des westerns !
   Sans compter que la ruée vers l’or, ça existe toujours ! Le fond est là, c’est juste la forme qui change dans cette mise en scène de Nikolaus Lehnhoff pour La Fanciulla del West. Une soixantaine d’années sépare la première de cet opéra au MET (1910) de l’histoire de la Ruée vers l’Or en 1849, racontée par David Belasco dans sa pièce The Girl of the Golden West. Et une soixantaine d’années sépare la première de cette mise en scène de Lehnhoff (2009) de sa néo-ruée vers l’or qu’il situe entre Wall-Street et Hollywood dans les années 50. Hasard bizarre. Comme pour s’excuser du manque de western occasionné, mais pour servir l’extraordinaire partition de Puccini, Lehnhoff y a mis tout le colossal possible, les grands espaces capitalistes et ses aventuriers toutes classes confondues. C’est jubilatoire ! « Hip, hip, hurrah ! » Ouverture, orchestre rutilant et projection géante d’une vidéo de Wall-Street, années 50. D’emblée, scotchant ! L’acte I pourrait avoir un sous-titre « la jeune fille et la testostérone », avec sa Minnie cuir rouge, ondulant sans complexe au milieu d’une foule de ragazzi  de tous âges, cuir et accessoires noirs. Cet énorme bar souterrain, tout clignotant de machines à sous, retentit de beautiful chants mâles et énergisants. Et des grattes-ciel infinis, immense photo à travers une unique fenêtre, nous transportent dans un Nouveau Monde vibrant aux accents torrentiels des phrasés pucciniens. L’acte II, qui a provoqué tant de remous dans nos ondes spectatrices, est peut-être le moins abouti. Probablement une direction d’acteurs insuffisante et ne soutenant pas assez des scènes d’une formidable inventivité musicale -le duo Minnie/Dick Johnson, D.Johnson blessé, la partie de poker Minnie/Jack Rance. Les artifices d’une scénographie -mobil-home rose bonbon, deshabillé glamour, bambis dans la neige, télé allumée et vierge auréolée d’ampoules électriques (images à la Martin Parr, photographe)- ne peuvent se substituer à un investissement scénique qui ici doit être total. Retour au format XXL pour l’acte III, impressionnant et poétique cimetière de voitures américaines, foule de ragazzi  guerrière et vengeresse s’apprêtant à pendre le bandit Ramerrez alias Dick Johnson, apparition de Minnie, somptueuse star hollywoodienne -la Stemme mâtinée de Bette Davis et Mae West- descendant un escalier monumental pour sauver son Dick Johnson et repartir avec lui, accompagnée en arrière-plan par un lion de la MGM aux rugissements muets. Cette apothéose visuelle et comique reflète le feu d’artifice lyrique et le lieto fine de ce III.                                            
   Carlo Rizzi met le feu et la couleur à l’Orchestre de l’Opéra National de Paris, l’anime du singulier pouvoir de narration de cette partition. « Infuser dans le langage musical une nouvelle rhétorique, créer une nouvelle capacité descriptive. » (…) « Comme si Puccini n’était pas seulement le grand compositeur du sentiment mais aussi de la sensation », dit Karol Beffa dans le programme de l’Opéra de Paris. Nous sommes en permanence tenus en haleine par la musique de cette Fanciulla. Les notes de Puccini décrivent minutieusement chaque action, chaque affect, chaque tension. C’est un festival d’inventions sonores, tant dans l’écriture que dans l’utilisation instrumentale. Œuvre absolument intemporelle. Le plateau vocal de cette Fanciulla à Bastille est de grande qualité. Le chœur et les seconds plans sont de luxe, avec un superbe Jack Wallace/Alexandre Duhamel, genre d’Elvis Presley, et un Jack Rance/Claudio Sgura au séduisant timbre noir, au jeu cohérent. Chant châtié pour le Dick Johnson de Marco Berti, passages soignés, aigus rayonnants, legato à l’archet et couleurs innombrables. Son souci du contrôle vocal -nécessaire, on le conçoit- est parfois trop visible. La Minnie de Nina Stemme est grandiose. La Stemme semble se jouer de toutes les difficultés de ce rôle, son aisance laisse pantois, sa technique et son potentiel subjuguent. Reine des félins aux rugissements mélodieux.
   La Fanciulla del West a une place à part dans l’œuvre de Puccini car autant opéra que musique de film. Et la mise en scène de Lehnhoff est pertinente parce qu’il y a relié l’or à l’or et Puccini, ici compositeur de musique de film, au plus bel Hollywood, celui des années 50.

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