vendredi 22 avril 2016

ETTORE BASTIANINI -baryton, 24.09.1922 / 25.01.1967- UN DI DI AZZURRA FORTUNA -

    Un jour de farfouille chez un disquaire classico (années 1990), je m’offre une compil d’occase, le genre de CD méprisé par les vrais mélomanes -trop d’amalgames artistiques et inclassable dans une discothèque de rêve-, « GREAT VOICES OF THE 50S »/Vol.V/Decca, avec la Tebaldi de mon enfance, la Simionato mon modélissime de mezzo-soprano, et « un certain baryton »…Ettore Bastianini.
   Rencontre impérissable avec le Siennois, une des plus splendides « clé de fa » au monde.
Premier air, « Nemico della patria » de l' Andrea Chénier d’Umberto Giordano/III. Son Carlo Gérard répand ses eaux sonores galvanisantes et torrentielles. La chaleur sauvage du timbre est domptée dans une legato strict, le rire court fouette, la consonne éclate, appui de sa passion immense pour Maddalena. Et lorsque dans la peine Bastianini chante avec abandon, alors l’airain se fait velours. Pile et face, autorité et tendresse, contraste immédiatement fascinant dans cette voix de géant.
En revanche, point d’abandon chez son Don Carlo di Vargas dans « Morir ! Tremenda cosa! …Urna fatale del mio destino » de La Forza del Destino de Giuseppe Verdi (III/5). Le récitatif est de virilité cinglante, la cavatine a la noirceur et la dureté d’un marbre, l’esprit de vengeance du fils de Calatrava habite le chant de Bastianini. Si au premier rendez-vous la vibration de cette voix chamboule, au second les merveilles de sa technique d’interprétation bouleversent. Flammes du slancio, infinité du souffle dans le cantabile de la cavatine - andante sostenuto extrêmement lent-, flexibilité belcantiste des ornements et cadence dans ce timbre si dense, si ample, aigus moelleux et pleins. Une diction ronde et percussive pour une langue italienne majestueuse. Enfin, un phrasé qui fait battre intensément le cœur du drame verdien.
Un seul buffo, semble-t-il, dans la vie d’Ettore, mais de la plus belle espèce ! Son Figaro rossinien est d’émail étincelant, de radicale agilité. Dans le « Largo al factotum » d’Il Barbiere di Siviglia (I/3), troisième morceau de la compil, il mord à pleines dents dans la consonne, déborde d’harmoniques chatoyants. Une secousse vivifiante !
   Flashes d’éternelle poésie « bastianinienne », nuits sur Youtube…
« C’è nella voce di Bastianini una patina di dolente malinconia » dit Giancarlo Landini, sur le site de l’ « Associazione Internazionale Culturale Musicale Ettore Bastianini » (Présidente : Angela Rigoli). Douloureuse mélancolie de son Rigoletto de 1960, plus pathétique qu’en 1957. Au II/4, dans « Cortigiani, vil razza dannata », voyelles "a" traînantes, imprégnées des sanglots du vegliardo (vieillard). « Voce che entra nell’anima » a dit de lui Magda Olivero. Voix de l’âme qui entre dans l’âme.
Le timbre de notre baryton flirte constamment avec la basse, attrait puissant, particulièrement présent chez son Renato du Ballo in Maschera de Verdi. De cuirasse d’intransigeance à désintégration dans le désespoir, apogée de son incarnation de l’époux humilié dans « Alzati, là tuo figlio…Eri tu che macchiavi » (III/1).
Don Carlo de Verdi, « Per me giunto è il di supremo…O Carlo ascolta » (III/T2/2 ou IV/T2/2 selon versions), morbidezza absolue de la ligne, flux de son insondable tristesse devant la mort, le Rodrigo/Marchese di Posa de Bastianini a le doux brillant d’une soie brune, la liquidité d’un miel sombre. Terrible ironie du sort, le 11 décembre 1965 à New-York, condamné par un cancer du larynx qu’il a caché à tous, il sera Posa pour l’ultime représentation de sa carrière…
Trombes de fureur, tempête de méchanceté, déluge de jalousie vengeresse en Conte di Luna. Quelle prestance, quel magnétisme dans cette vaillance insolente, comme si elle contenait toute la puissance de sa Porsche rouge ! Et même si ce Luna sait faire son sentimental, dans le cantabile « Il balen del suo sorriso » (II/3), indiscutablement je lui préfère son côté tranchant.
Rolando et Arrigo, guerriers et amis, dans  La Battaglia di Legnano de Verdi (Scala/1961), « Il Re Malinconia » (mon surnom pour Bastianini) et « Le Prince Triste » (surnom de Sylvain Fort/Forumopera.com pour Corelli), voix capitales, parfums capiteux, aristocratie du chant italien des années 1950, furent très souvent partenaires à la scène. Franco avait une grande admiration pour son ami Ettore, il en parle dans le livre de Marina Boagno, « Franco Corelli, un uomo una voce »/1990 (voir extrait sur le site de l’Association).
Giuseppe Verdi a tout dit en écrivant un triton (fa-si), entre l’orchestre et la première note chantée par le père Giorgio Germont dans son entrevue avec Violetta Valéry/Traviata. Triton, intervalle appelé « diabolus in mùsica », représentant Le Mal, l’interdit dans l’histoire de la musique (Stéphane Goldet/AvantScèneOpéra/La Traviata). Giorgio Germont, c’est le diable dans la musique d’amour entre Violetta et Alfredo Germont fils. Par Bastianini, c’est aussi la « voce di bronzo e di velluto », comme l’a décrit Giulietta Simionato, bronze de l’inflexibilité, de la morale implacable de ce père détestable, mais velours de l’écriture verdienne de La Traviata, spleen ineffable, tragique, coulé dans les notes de chaque personnage.
   Verdien (il y aussi Ernani, Aïda, Nabucco, Otello), puccinien (Bohème, Tosca, Tabarro), vériste (Cavalleria Rusticana, Adrienne Lecouvreur, Pagliacci, Gioconda), donizettien (Favorita, Lucia di Lammermoor, Poliuto) -liste non exhaustive-…en vingt ans de carrière, Ettore Bastianini nous a tout donné de sa voix. Refusant de se faire opérer lorsqu’on lui a diagnostiqué un cancer du larynx en 1961, il a choisi de continuer de chanter. Tout son amour pour son art est résumé dans sa phrase : « Se anche mi offrissero un trono, lo trascurerei pur di cantare » (Même si l’on m’offrait un trône, je le laisserai tomber pour chanter).

                                                                       *********