jeudi 28 janvier 2016

GIOVANNA D'ARCO de Giuseppe Verdi, dm. Riccardo Chailly et mes. Patrice Caurier/Moshe Leiser -La Scala/Milano/live cinéma, 07/12/2015-


   Bigrement peu historique ? Qu’importe, car diantrement sympathique la Giovanna d’Arco de Giuseppe Verdi et Temistocle Solera, partagée entre démons amoureux pour CarloVII et idéal de vierge guerrière ! Si Solera a largement détourné sa source d’inspiration, le Die Jungfrau von Orléans de Friedrich von Schiller, Schiller lui-même avait déjà pris de grandes libertés avec l’histoire de notre Jeanne nationale.
   Précedé par Nabucco et Ernani et suivi d’Attila et Macbeth, Giovannad’Arco (1845) est un opéra court (2 heures, pas plus), une miniature vivement colorée, alternant prestissimo émotions pathétiques et vigueurs belliqueuses, montagnes russes de cavatines et cabalettes, parmi les meilleures compétences de « Big Boss Peppino ».
La Sinfonia de démarrage (allegro/andante/allegro) croque finement l’atmosphère globale du drame.
Si les airs solistes sont éclatants, le bonheur musical complet vient des ensembles, avec ou sans chœur. Liqueurs vocales supérieures des duos Giovanna/CarloVII, véritables griseries pour l’âme (Prologue/Scène5 et ActeI/Scènes4-5-6). Le son du premier trio Giacomo/Giovanna/CarloVII (Prologue/Scène6) annonce la souffrance mélancolique du trio Rodolfo/Luisa/Miller dans Luisa Miller (1849). ActeIII/Scène2, Giovanna ouvre son cœur à Giacomo, confessions intimes d’une fille à son père, mêmes teintes tendres et douloureuses dans le duo Rigoletto(père)/Gilda(fille) dans Rigoletto (1851). In fine, firmament vocal pour la mort de Giovanna, dans l’entrelacement des chants baryton(Giacomo)/ténor(CarloVII), puis dans le tutti solistes et chœur (ActeIII/Scène6).
Venons-en à la petite valse des démons (Prologue/Scène5), grazioso et staccato 3/8, chœur des « spiriti malvaggi » cherchant à entraîner la pure Giovanna dans un amour charnel avec CarloVII. « Ridicule », dit Jacques Bourgeois (Giuseppe Verdi/Julliard/1978), « d’une incroyable naïveté » rajoute Michel Orcel (Verdi, la vie, le mélodrame/Grasset/2001), « musique d’orgue de barbarie » ironisent les Autrichiens à Milan, car dès le lendemain de la création de cet opéra à La Scala (15/02/1845) les orgues de barbarie rejouent ce thème dans les rues (cf. Michel Orcel). Et bien oui, par sa simplicité cet air n’a que la prétention à l’efficacité. Ici les voix des démons comme les voix d’anges sont naïves parce que rustiques. Giovanna est une fille de paysans. Elle entend des voix dont la musique est proche de ses origines, une musique populaire, peu compliquée et orecchiabile. Verdi veut toujours un théâtre de notes vraisemblable pour ses personnages. Cette petite valse est délicieusement réorchestrée en accompagnement du récitatif de l’air solo de Giovanna (ActeI/Scène3) « O fatidica foresta ». Interprétée par une petite harmonie (bois et flûtes), on rêve de l’entendre à l’accordéon.
   Avec ingéniosité et sans se réclamer de la psychanalyse, la mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser donne une cohérence très actuelle à cette incroyable histoire médiévale, par une idée unique et une unité de lieu soutenant l’ensemble du livret : au XIXème siècle une jeune femme dans sa chambre, malade, a des visions et des délires où elle devient Jeanne d’Arc. Excellent prétexte pour dérouler toute la vie de la pucelle d’Orléans. Deux époques sont habilement mêlées sur scène, un XIXème siècle sobre, fonctionnel, la chambre, et un Moyen Age beau comme les enluminures -décors de Christian Fenouillat-. D’or étincelant l’armure du garçon manqué Giovanna, et dorure intégrale (y compris cheveux et visage) pour son roi de coeur CarloVII. Lumineux paysage de pastels, les costumes du Chœur, et vaillants guerriers de noir métal. Un régal, la nuée rouge infernal de diables pansus, gestes gluants et cornes de bouc, grimaces et ailes de chauve-souris -costumes d’Agostino Cavalca-…
La création vidéo est une des techniques les plus épatantes que l’opéra ait pu récupérer de nos jours. Ici, celle d’Etienne Guiol renforce pleinement la veine dramatique voulue par le duo Caurier/Leiser. A l’instar du monde médiéval, ses images rentrent littéralement chez la malade, l’immergent dans ses propres hallucinations. Scène1 du Prologue, la voilà encerclée de gigantesques batailles et d’immenses visages horrifiés courant sur les murs. Sous ces projections un chœur de villageois tourmentés conte les malheurs subis par l’armée française. Tout aussi remarquable, un ciel lapis-lazuli -celui de Pol et Jean de Limbourg dans Les Très Riches Heures du Duc de Berry- inondé de nuages mouvants, défilant derrière nos trois héros (ActeIII/Scène6). Giovanna chante alors son adieu à la terre, son père Giacomo désespère et CarloVII la veut toujours près de lui. Au sommet du décor le Chœur, inséré dans une frise, se joint à eux pour ce final au lyrisme sublime. En revanche, redondance et panne d’idées à la Scène5 du Prologue. Lors de la première rencontre Giovanna/CarloVII, les aussi monumentales que banales images pseudo-érotiques de mains baladeuses sur des corps n’apportent rien à la scène. Les mains de Giovanna, qui n’osent caresser le corps de CarloVII endormi, sont tellement plus intéressantes !
Rigueur des lumières de Christophe Forey, élégance et naturel des mouvements de foule et de démons-chorégraphie de Leah Hausman- complètent le haut-niveau de cette équipe artistique.
   C’est bien connu, nous les lyricomanes sommes des orpailleurs. Nous cherchons à l’infini ce métal précieux que l’on trouve dans les fleuves du son, cet or qui vient du plomb transformé par les chanteurs-alchimistes. Nous le voulons très ductile et malléable, inattaquable à l’air et à l’eau, filigranes ou feuilles, barres ou œufs d’or…Jamais plaqué, toujours poinçonné, il est fond du cœur et non décoration. Notre félicité est ce fil d’or des notes qui coud les soupirs du silence. Pour tout cet or du monde nous parcourons les terres théâtrales, vidéors et autres streamings si nous ne roulons pas sur l’or. Que le temps soit des blés ou de l’automne, nous les ouvriers de la paillette vocale filons des jours d’or et de soie lorsque les voix ont tous leurs carats. (Tentative de prose à partir de la définition du mot « or » dans Le Petit Robert).
Et d’or pur sont ici Anna Netrebko/Giovanna et Francesco Meli/CarloVII.
Le CarloVII de Meli, tout d’or dehors, est un personnage visuellement insensé ! Dans la logique de mise en scène, c’est une apparition, une image échappée d’un livre d’images. Il est fictif. Comme l’acteur de cinéma Tom Baxter (joué par Jeff Daniels), qui sort de l’écran (ou du film) pour aller rejoindre Cecilia, spectatrice dans la salle et amoureuse de lui (jouée par Mia Farrow), dans « La Rose Pourpre du Caire » de Woody Allen/1985. Cecilia dit de Tom Baxter : « Je l’aime mais il est fictif. », ce que pourrait très bien dire à propos de CarloVII notre malade/Giovanna…Meli incarne un CarloVII d’une grande originalité, alliant subtilement charme désuet de l’iconographie historique, prestance du souverain et séduction d’un bel canto romantique mâtiné d’héroïsme, proches de la perfection. « Caramello cantabile » l’ai-je surnommé, un des meilleurs ténors de cette première moitié de XXIème siècle !
Désormais légendaire, la Giovanna d’Anna Netrebko ! Les exploits vocaux de la diva embrassent, flamboyants, les faits glorieux de la sainte guerrière. L’ornement aisé et le cantabile sensible prient la vierge de Giovanna. L’armure rutilante magnifie l’infaillible vaillance et le slancio. Comme coups d’épée nue, les suraigus en déluge tranchent le destin de la combattante. L’essence du timbre est verdienne, à jamais, consistante pour le drame, malléable pour la musique. Chair du chant et densité du jeu euphorisantes chez La Netrebko.
Avec un peu moins d’assurance dans son premier air (Prologue/Scène3), Devid Cecconi, remplaçant Carlos Alvarez au pied levé, est un Giacomo à la prestation irréprochable. La ligne de chant est fiable, le style est chic. De temps en temps, son rond baryton a  la griffe charmeuse de l’italianità plus populaire, celle de la voyelle plus indolente, plus sentimentale.
Impeccables Dmitri Beloselsky/Talbot et Michele Mauro/Delil. Un Coro della Scala émouvant, très investi et bien préparé par Bruno Casoni.
   Riccardo Chailly, sur Arte, défend à juste titre la double importance historique et musicale de Giovanna d’Arco : opéra de passage vers la maturation, signaux vers les grands chefs-d’œuvre, grande distribution. Sa direction musicale a l’intelligence de l’équilibre. Donner de la couleur à foison à un Orchestra della Scala très déterminé, maintenir une énergie d’exécution vigoureuse sans jamais submerger le chant et rendre audibles à chaque instant les différents plans instrumentaux et vocaux. Inspiré par l’intensité de ce Verdi, il parvient à  redonner leurs lettres de noblesse à des pages souvent considérées sans grande valeur.

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