mercredi 3 juin 2015

CAV & PAG, de Mascagni et Leoncavallo, mes. David McVicar - MET/ciné-live/25.04.2015 - DUE SQUARCI DI VITA -

                                                          DUE SQUARCI DI VITA
                                                           (deux tranches de vie)

Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni, livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci,
Pagliacci, musique et livret de Ruggero Leoncavallo.
Le 25 avril 2015, au MET, diffusion en direct au cinéma.

   C’est au MET que « CAV & PAG » ont été donnés ensemble pour la première fois, le 22 décembre 1893. Union déjà centenaire, grâce à leurs ressemblances désormais légendaires, comme à leurs fécondes dissemblances, en général assez peu évoquées. Pour socle commun, le mouvement vériste chantant deux drames de la jalousie, courts et denses, percutants, tirés de deux faits divers du XIXème siècle, dans le Mezzogiorno italien (Sicile et Calabre). En revanche, climats musicaux et ressorts dramatiques sont eux parfaitement hétérogènes.
« La difficulté du personnage de Santuzza est qu’elle vit dans la souffrance. Elle souffre constamment du début à la fin. Elle est désespérée. Impossible de s’éloigner de ce sentiment, même une seconde. C’est un opéra court, mais aussi marquant qu’un long opéra de Wagner, pour ce qui est des émotions provoquées. » dit Violeta Urmana, (Documentaire, Cavalleria Rusticana/Pagliacci, Production de Giancarlo Del Monaco pour le Teatro Real de Madrid, 2007, Medici.TV). Les mots de cette Santuzza bouleversante résument bien le génie du CAV de Mascagni, partition fascinante par sa capacité à peindre tous les stades, les nuances, les intensités d’un même sentiment, la douleur. « Con dolore, con disperazione, con angoscia, con terrore », …les didascalies mascagniennes creusent, lancinantes, le sillon de l’inévitable tragédie. Alors que Leoncavallo dans PAG, «  con eleganza » et par petites touches, utilise toutes les couleurs de la vie, méli-mêle bonheur et malheur. Les rires du public ne s’éteindront qu’au pied de la déferlante de violence meurtrière de Canio/Pagliaccio, en fin d’opéra.
CAV est une succession de face-à-face entre les différents protagonistes. Et, si le chœur est important, sa fonction est essentiellement descriptive ; l’annonce de la mort de Turiddu, « Hanno ammazzato compare Turiddu ! », phrase ultime, reste sa seule réelle participation aux évènements. La construction dramatique de PAG est plus variée. D’entrée de jeu, le « Prologo » de Tonio/Taddeo, en solo, concentre les spectateurs. Puis l’acte I expose l’intrigue dans les confrontations de personnages. Et l’acte II, théâtre dans le théâtre, donne « La Commedia » au dénouement sanglant. Toujours dynamique, le chœur, public des Pagliacci, écrit lui aussi l’histoire dans des dialogues très animés, pendant la parade (I) et pendant le spectacle (II).
Avec plus de composantes scéniques, PAG semble plus facile à mettre en scène que CAV. Et, souvent, dans ce jumelage, la mise en scène de PAG est plus aboutie.
   Au MET (25 avril 2015 au cinéma), David McVicar (metteur en scène) s’appuie sur la base sociologique de chaque livret et donne ainsi de la profondeur à son « CAV & PAG ». L’esthétique dépouillée de son CAV est lourde de sens et l’exubérance de son PAG bénéficie d’un plus, l’inspiration.
Pour l’acte unique de CAV, décor unique de Rae Smith. Tout se passe là, sur cet immense parquet tournant de bois noir, toujours entouré de nombreuses chaises noires elles aussi, vides ou occupées ; comme dans les village siciliens, fin XIXème-début XXème, où la vie est avant tout communautaire, où le collectif voit et sait tout, où les hommes se font encore justice eux-mêmes. Une table, une seule, celle de la taverne de Mamma Lucia, où Alfio paradera, où vont se confronter Turiddu et Santuzza et où Turiddu boira avant de mourir en duel. Une procession et messe de Pâques stylisée, avec un chœur debout, vibrant de tout son corps dans ses prières. Ici ce sont le noir, l’obscurité qui captivent, dans les décors a minima, dans les costumes sévères et sombres (Moritz Junge), nuit des âmes rudes, façonnées par une Sicile pauvre, dure, impitoyable. Et parfois la sauvagerie des danses viendra ponctuer les vocalités déchaînées. L’austérité scénographique révèle la direction des chanteurs-acteurs efficace et limpide, proche du caractère spontané, impulsif de l’écriture musicale. L’engagement théâtral des chanteurs est d’ailleurs saisissant.
A commencer par Eva-Maria Westbroek, Santuzza immergée dans les affres du désespoir. Voix ample et chaude, au dolcissimo legato, traversant toutes les strates de la jalousie, souffrance et passion, fureur et culpabilité, personnage en évolution constante. Son duo avec Turiddu/Marcelo Alvarez est un séisme et sans doute le sommet émotionnel de ce CAV. Le Turiddu de M.Alvarez est idéal, qui allie impétuosité et fierté de l’époux dominant avec Santa et tendresse la plus inouïe avec sa mère Mamma Lucia. Si son chant a l’ardeur et la générosité requises, M.Alvarez y inclut, à bon escient, sa palette de nuances, sa marque de fabrique de toujours, jeu désaltérant d’ombres et de lumières. Entreprise pour le moins difficile dans ce rôle qui navigue le plus souvent entre haut-médium et aigus, sollicitant sans cesse la zone de passage. George Gagnidze, quant à lui, est un Alfio remarquable, à l’autorité cinglante et à l’amour-propre inquiétant, servi par la noirceur impénétrable du timbre et une vigueur vocale impressionnante. Mezzo sombre et caressant pour Lola/Ginger Costa-Jackson et une Mamma Lucia/Jane Bunell à la voix usée mais impeccable musicalement.
Pour D.McVicar, CAV est la nuit mais PAG est le jour, malgré la même issue fatale. Un jour qu’ensoleillent de joies les facéties d’une troupe de clowns ambulants, qu’il s’attache à décrire par le menu détail et avec brio. C’est un petit cirque traditionnel du XXème siècle, vers 1950 environ, dont le camion poussif tombe en panne dès son entrée dans le village, dont la piquante Nedda/Colombina déboule sur un cheval emplumé, dont le « Prince des Paillasse qui chasse les soucis », Canio/Pagliaccio, apparaît triomphant et juché au sommet du camion décoré pour la parade, sous les applaudissements rythmés de la foule et une large pluie de confettis. Trois clowns muets (Marty Keiser, Andy Sapora et Joshua Wynter) font moult acrobaties très réussies et très ratées, puis déchargent les bagages avec moult bêtises désopilantes. Ils feront de la pâtisserie dans « La Commedia » du II, avec Colombina moulée dans un sexy-costume de danseuse-acrobate. Les gags arrivent en avalanche, parfaitement réglés sur la musique. Aux délirants ébats pâtissiers succède l’arrivée de Taddeo/Tonio, ventriloque qui fait parler un poulet. Taddeo finit dans le frigo et le poulet cuisiné pour le dîner des amoureux Arlecchino et Colombina. C’est d’une précision d’horloger, c’est vif, tordant, époustouflant. Cette clownerie, virtuose et débordante, décuple l’impact de la terrible tragédie à suivre. Le théâtre et la vie, qui ne sont pas la même chose, deviennent une seule et même chose pour Canio/Pagliaccio, trompé par sa femme Nedda/Colombina, dans la vie comme au théâtre. Ne supportant plus cette comédie, il tue Nedda sur scène, ainsi que son amant Silvio venu à la rescousse.
Le Canio de Marcelo Alvarez sidère dans cette fin d’acte II, énergie colossale et violence du désespoir, sans bornes. Le Canio de M.Alvarez, gorgé de couleurs, clown attendrissant, mari bonhomme et buveur invétéré, dont le caractère sanguin éclatera en découvrant l’infidélité de sa femme. Dans son « Vesti la giubba », là où tout le monde l’attend, la souffrance est abyssale, nue, dans un chant éperdu, digne des plus grands Canio. Nedda, elle, n’a rien de la fragile Gelsomina (La Strada/Fellini), à laquelle on la compare souvent. La Nedda de Patricia Racette est une femme volontaire, pétulante, que seule une rayonnante sensualité adoucit. L’actrice est exceptionnelle, notamment dans « La Commedia » du II. Le lyrisme vocal touche (« Stridono lassù » ActeI/Scène2), mis à part quelques aigus tendus et un vibrato parfois gênant. Si l’amant Silvio/Lucas Meachem a tout du body-builder fantasmé, le chant reste terne, quoique bien conduit. Peut-être un problème de sonorisation pour le live au cinéma ? Clown en habit de lumière et micro factice à la main, dans un « Prologo » grave et sibyllin, puis Tonio/Taddeo libidineux et brutal, s’acharnant sur une Nedda qui se refuse à lui, George Gagnidze est phénoménal de jeu et de voix. L’expressivité est soignée, l’italien maîtrisé et la projection somptueuse. Et, comme si le conteur du prologue finissait son histoire, il a à charge de dire le funeste « La Commedia é finita », conclusion qui revient habituellement à Canio. La tradition est bousculée mais l’idée n’est pas sotte. Reste le Peppe/Arlecchino d’Andrew Stenson, timbre clair et lumineux, enjôleur dans son air « O Colombina » (II).
Dans ces deux œuvres, un Chœur du MET proche de la perfection, musique chatoyante et bonheur de la scène palpable.
La direction musicale  de Fabio Luisi, à la tête de l’Orchestre du MET, n’est pas sans rappeler les raffinements de Tullio Serafin. Son CAV est un long lamento instrumental, résonance pathétique des tourments du chant. Son PAG entrelace, avec une souplesse prodigieuse, comique gracieux, flammes lyriques comme éruptives désespérances.
Un « CAV & PAG »  électrisant, mise en scène solide, plateau vocal allumé et fosse sensible à fleur de peau.

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