vendredi 15 décembre 2017

CARMEN, musique/Georges Bizet, livret-poème/Henri Meilhac et Ludovic Halévy - mes/Calixto Bieito, dm/Mark Elder - Bastille/25.06.17/Culturebox/16.07.17 -
















Prosper Mérimée - 1803/1870 -






























   Saison lyrique 2016/2017, pour moi année de trois "Carmen".
Février 2017, "Carmen" nue, dans son plus simple appareil, "sans les artifices d'une mise en scène, structure musicale et forme versifiée, comme une leçon d'anatomie,(TCE/01.17/France-Musique/19.02.17/dm. Simone Young). Lien/blog/ci-dessous :
http://cantatablu.blogspot.fr/2017/05/carmen-musiquegeorges-bizet-livret.html
Juin 2017, "Carmen" poésie, astre nerveux, peinture d'un sud magnétique, scansion de puissantes émotions, (Opéra de Rennes/streaming/08.06.17/mes. Nicola Berloffa/dm. Claude Schnitzler) - Lien/blog/ci-dessous :
Juin et juillet 2017, "Carmen" sanglante, même mise en scène mais deux distributions différentes, souverainement fidèle aux créateurs, parce que de pure race espagnole et d'essence gitane, sécheresse d'arène, désirs moites et sauvages, rixes tragiques, (Opéra Bastille/25.06.17 et Culturebox/16.07.17/mes. Calixto Bieito/dm. Mark Elder) - Texte ci-dessous.


   Que d'esclandres et de querelles pour cette "Carmen-Bieito", certes non conventionnelle mais conforme à ses créateurs ! Calixto Bieito est le digne héritier spirituel de Prosper Mérimée d'une part, et du trio Bizet/Meilhac/Halévy de l'autre. Sa "Carmen" sanglante résonne des mêmes sauvagerie et violence que la saisissante nouvelle de l'écrivain. Elle est de pure race espagnole et d'essence gitane, comme l'ont voulue compositeur et poètes, guidés avant tout par Mérimée, rompu aux voyages en Espagne, hispaniste compétent, puis inspirés par d'autres connaisseurs comme Gustave Doré et Jean-Claude Davillier dans leur "Voyage en Espagne"/1874/BNF, ou encore par Théophile Gautier et Alexandre Dumas. Bieito libère ce chef-d'oeuvre d'un folklore obsolète et lui retrempe l'âme par une vision contemporaine.
Au-delà des hardiesses du metteur en scène, une redoutable prophétie "El amor es como la muerte", criée d'une voix rauque par l'acteur Alain Azerot. C'est lui Lillas Pastia, l'ami de la Carmen, black en costard blanc qui s'avance seul au final du Prélude, dans l'immensité noire de Bastille. Ce grand efflanqué à la dégaine de salsero (musicien de salsa), entre borborygmes rigolards et prestidigitation, lance la tragédie... Comme cet avant-propos, trois entractes : respirations orchestrales pour Bizet, veines d'inspiration pour Bieito. Fin de l'acteI -premier entracte, sur l'arène grise une gamine danse. Sa finesse enfantine, ses bras, ses mains improvisent un vieux flamenco viscéral, dialoguent avec les légèretés de la Chanson du Dragon d'Alcala... Au second entracte-fin du II, l'arène se fait bleu de nuit étoilée sur souffle lyrique d'une partition destinée au départ à "L'Arlésienne". Un jeune torero se met nu et s'entraîne, nudité de l'artiste qui travaille son art, sérénité d'une vie intérieure... Après sa rupture avec Don José, troisième entracte-fin du III, Carmen effondrée quitte Lillas Pastia, saisi d'un mauvais pressentiment. Dans un silence général, il hurle le nom de son amie et renverse "Osborne", le gigantesque taureau publicitaire. Quelques "chicos" le démontent accompagnés par la musique lumière de soleil. Pastia torée la tête de la bête en bois tenue par deux soldats, dans une fiesta de flamboiements à l'orchestre... Ces émouvantes digressions ont la grâce de la poésie de Federico Garcia Lorca et ré-insufflent de la souplesse à un opéra d'une fluidité déjà étonnante. L'attachement de Bieito à la musique de Bizet y est très palpable.
Le drame lui-même a été transposé au XXème siècle. Ici les pratiques du franquisme (fin 1977) polluent encore l'armée. On évacue un soldat, mort de la punition qui lui a été infligée : courir autour du mât de la caserne jusqu'à épuisement (I/1-2), tandis qu'on distribue de la nourriture aux enfants pauvres (pas drôle le choeur des "petits soldats" de l'acteI). Le caporal Zuniga et son brigadier Moralès sont brutaux, leurs hommes terriblement grossiers. Par contre, quel régal cette foule espagnole aux vêtements bariolés et farfelus, qui se rue sur scène pour la corrida du IV, avec sa blonde, talons aiguilles et maillot pailleté deux pièces, s'enduisant de crème à bronzer, sur serviette de plage jaune et rouge (costumes/Mercè Paloma) ! A la manière du cinéaste Pedro Almodovar, Calixto Bieito met en scène un banal spectaculaire, une masse populaire grouillante, agglutinée au bord du plateau et chantant très près du public, une explosion réjouissante. 
Je définirais de néo-vériste sa vision des territoires gitans underground auxquels appartient sa Carmen et qui reflètent la même marginalité, mais au XIXème siècle, décrite par Mérimée dans sa nouvelle. Ces soixante-six pages (environ) sont d'un réalisme effrayant et n'ont de romantique  que leur passion funeste. Notre gitane y vit dans la prostitution, le vol, le meurtre, la luxure...et entraîne Don José à commettre trois crimes ! Malgré le beau style de Prosper Mérimée, cette lecture suscite l'antipathie par sa sécheresse et sa cruauté. En revanche, de moeurs sulfureuses en lyrisme lumineux, Bieito a bien dosé son cocktail.
Si à l'acteI il annonce la couleur, avec torture de soldat sur musique d'opérette légère et charmante, s'il y dévoile sa Carmen, plus indomptable et lascive, plus rusée et dangereuse que la norme, c'est à partir du II qu'il nous sert la "substantifique moëlle" de son discours. La fin de soirée chez Lillas Pastia, avec Chanson Bohème exaltée et sensuelle (II/12), devient zone déserte avec débauche et beuverie autour d'une Mercédes 280. Les sexy bohémiennes Frasquita et Mercédes dansent pour racoler Zuniga et Moralès, ivrognes excités. Le fric vole, Pastia le distribue et la Carmencita finit son air en soutien-gorge sur le toit de la voiture. Comme cet intense "baile flamenco", l'avilissement va "accelerando". Au II/15 bavardage moqueur des deux caïds Le Dancaïre et Le Remendado avec notre trio féminin, le quintette de style opéra bouffe garde toute sa vivacité, mais l'irrésistible récréation tourne à l'ouragan menaçant, les deux hommes n'hésitant pas à donner cadeaux et argent, à sortir cravache et couteau pour se faire obéir. Zuniga va mourir sous les coups de tous au II/18, Don José le frappe par jalousie, Carmen et ses chefs par peur que le gang ne soit découvert. Dans le livret cette scène est une mise en boîte ironique où on flanque dehors le caporal escorté par quatre bohémiens armés. Elle se voit ici transformée en un meurtre féroce, suffocant, une authentique séquence de thriller. Chez Mérimée Zuniga meurt aussi dans une rixe.
Les chanteurs-acteurs sont d'une justesse stupéfiante, dirigés par un metteur en scène méticuleux, visant la vérité des milieux qu'il décrit. On le ressent fortement d'autant plus qu'ils jouent dans des décors (Alfons Flores) réduits à l'essentiel : une arène vide, aux couleurs changeantes, image puissante d'Espagne et de mort, et un défilé de Mercédes en pleins phares, la voiture classique pour tracter les caravanes.
Ray-Ban de légende, tatoué, musclé et maniant la cravache, Jean-Luc Ballestra est le brigadier Moralès, baryton robuste, petit coq orgueilleux et sadique. Son chef Zuniga, la bonne basse François Lis, raffole de débauches vicieuses et alcoolisées qu'il paye aux bohémiennes. Vouloir user de son pouvoir de caporal pour posséder Carmen lui coûtera la vie. Après les ripoux, les canailles, Le Dancaîre/Boris Grappe et Le Remendado/François Rougier se répandent en railleries et agressivité dans un chant incisif. Brillantes musiciennes, Vannina Santoni/Frasquita et Antoinette Dennefeld/Mercèdes incarnent avec subtilité deux allumeuses déjantées aux caractères bien distincts. Dans leur saoulographie comme leurs danses impudiques, la Frasquita tangue avec moelleuse mollesse, la Mercèdes, elle, garde une agilité nerveuse, érotique. Chez Bieito, le toréador Escamillo reste un héros populaire qu'Ildar Abdrazakov interprète idéalement. "Prince Hercule" en costume trois pièces, son chant corsé, capiteux subjugue l'assemblée et l'ensorceleuse Carmencita dans l'air du Toast (II/14). Mais, s'il est généreux, le toréro n'est pas dupe du goût des zingare pour l'argent frais. In fine, sur fond de scène noir, ce colosse en bas roses et habit de lumières jaune vif ne vivra que deux minutes de griserie amoureuse, seul avec sa gitane toute de rose pâle pailleté (IV/27) ! Mes deux Micaëla, Marina Costa-Jackson (Bastille) et Maria Agresta (Culturebox) ne sont pas candides sirupeuses mais simples filles de prolo. Le plumage est composite, entre quelconque et baba cool bigarré, pour cette espagnole moderne, au vernis à ongle de tradition. Nos deux sopranos y ont du style, du talent et le volume nécessaire pour cette scène immense. Marina Costa-Jackson, soprano lyrique tirant vers le "spinto", convient moins à ce rôle que Maria Agresta vrai soprano lyrique. 
Don José est un personnage transparent et c'est ce qui le rend presque toujours sympathique. Qu'il soit joué par Bryan Hymel ou Roberto Alagna, son caractère, plus viril ici que dans d'autres mises en scène, fait ressortir ce fonctionnement schématique et on a pitié de lui. Roberto Alagna est un Don José pour l'Histoire. D'aucuns diront que ce rôle est une promenade de santé pour notre "Moelleux Phébus" ou encore qu'il le chante d'instinct. Ces sentiments naissent de sa longue intimité avec le brigadier, de sa maîtrise des difficultés de la tessiture mêlées au dramatisme de la partition, de son art de la morbidezza quels que soient la dynamique ou le tempo... Notre autorité du chant français embrase radicalement la fin de l'acte IV, s'y consume sans bornes, en particulier avec sa Carmen "habituelle" Elina Garanca, nous laissant dévorés de peine, anéantis lorqu'il la tue. Bryan Hymel n'a pas autant de Don Josés au compteur que Roberto Alagna. Il a seize ans de moins que notre ténor national et son incarnation du navarrais a moins de profondeur dramatique. Mais quelle élégance dans ce chant ! Tendresse du duo avec Micaëla (I/7) comme émotion douloureuse de l'Air de la Fleur à Carmen (II/17), on est suspendu à cette ligne aristocratique, aisée, limpide. Au final du IV, le timbre enlace densité et métal pour aller au tréfonds d'un Don José qui se fracasse. La voix de Bryan Hymel s'est étoffée depuis son cd/"Héroïques"/2015, elle vibre intensément sous la charpente de Bastille.
Autant de cynisme "mériméen" que de "bizétienne" ardeur chez mes Carmens, Anita Rashvelishvili et Elina Garanca, autant de qualités communes chez ces deux grands fauves, les plus essentielles étant d'être exceptionnelles et captivantes de bout en bout. Cependant la "peau bistrée" de Rashvelishvili est plus farouche, celle de Garanca plus fiévreuse. Qu'elle soit Carmen, Dalila ou Amnéris, toutes trois entendues à Bastille, notre grand-mezzo georgien pilote son interprétation avec un art de la gradation savant aussi bien que luxueux, faculté liée à son ampleur vocale stratosphérique et à sa réflexion sur une bonne utilisation de l'énergie. Elle peut passer en une seconde d'une forme de nonchalance vocale, presqu'une absence, à un jaillissement sonore ahurissant. Musicalement et naturellement elle a la trempe de Carmen, passionnée, mystérieuse, féline. "Ebano rojo" l'ai-je surnommée (l'ébène rouge, le meilleur bois pour les castagnettes), en songeant à sa première zingara de La Scala/2009, au jeu déjà idéal, au timbre envoûtant couleur d'ambre brune. Garanca la blonde met le feu au plateau dès qu'elle entre en scène, et l'incendie ne s'éteint qu'avec la mort de sa gitane, au final du IV. Non que son théâtre soit égal, mais elle a l'âme d'une tête brûlée, plus émotive que secrète, rarement flegmatique, souvent exaltée, une bête de scène chevronnée à la voix velours violine, opulente.
Ecouter le Choeur de l'Opéra de Paris à Bastille est toujours un bonheur jubilatoire, à cause de l'espace, de la masse de choristes utilisés et de leur grande classe, pratiquement dans tous les répertoires. 
L'Orchestre de l'Opéra de Paris fait vibrer ici le swing rayonnant de la "Carmen" bizétienne, dirigé par un Mark Elder tonique, mais très orthodoxe dans ses dynamiques, ses couleurs, ses tempi.
Cette production de Calixto Bieito  fait partie maintenant de mises en scène d'opéra dites "classiques" et ce n'est que justice.

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